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une partie des espérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans que vous me disiez : J’ai aimé, mais je n’aime plus ; ou bien : J’aime, mais je cesserai d’aimer !

— Monsieur le comte, répliqua la jeune femme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ces choses qu’on dit à une femme ; je suis une créature d’un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins généreux ; si je n’avais pour vous au fond de mon cœur le sourire tendre et doux d’une sœur pour son frère, je vous dirais : Levez-vous, monsieur le comte, et n’importunez plus mes oreilles qui ont horreur de toute parole d’amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus : à présent que je vous connais, je vous prendrais la main, je l’appuierais sur mon cœur, et je vous dirais volontiers : Voyez, mon cœur ne bat plus ; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d’un corps tué par les tortures de l’âme ; mais ce sacrifice que vous accepteriez comme un bonheur, j’en suis sûre…

— Oh ! oui, s’écria Henri.

— Eh bien, ce sacrifice, je dois le repousser. Dès aujourd’hui quelque chose vient d’être changé en ma vie ; je n’ai plus le droit de m’appuyer sur aucun bras de ce monde, pas même sur le bras de ce généreux ami, de cette noble créature qui repose là-bas et qui a pendant un instant le bonheur d’oublier ! Hélas ! pauvre Remy, continua-t-elle en donnant à sa voix la première inflexion de sensibilité que Henri eût remarquée en elle, pauvre Remy, ton réveil à toi aussi va être triste ; tu ne sais pas les progrès de ma pensée, tu ne lis pas dans mes yeux, tu ne sais pas qu’au sortir de ton sommeil tu te trouveras seul sur la terre, car seule je dois monter à Dieu.

— Que dites-vous ? s’écria Henri : pensez-vous donc à mourir aussi, vous ?