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À cette plaisanterie, qui, dans la circonstance, avait quelque chose d’odieux, les officiers froncèrent le sourcil, sans s’inquiéter s’ils déplaisaient ou non à leur maître.

— Imaginez-vous donc, Messieurs, dit le prince sans paraître avoir le moins du monde remarqué ce signe de désapprobation, imaginez-vous qu’au moment où la bataille se déclarait perdue, il réunit cinq cents chevaux, et, au lieu de s’en aller comme tout le monde, il vint à moi et me dit : « Il faut donner, Monseigneur. — Comment, donner ! lui répondis-je ; vous êtes fou, Saint-Aignan, ils sont cent contre un. — Fussent-ils mille, répliqua-t-il avec une affreuse grimace, je donnerai. — Donnez, mon cher, donnez, répondis-je ; moi je ne donne pas, au contraire. — Vous me donnerez cependant votre cheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien, qui est frais ; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m’est bon, à moi. » Et en effet, il prit mon cheval blanc, et me donna son cheval noir, en me disant : « Prince, voilà un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez. » Puis, se retournant vers ses hommes : « Allons, Messieurs, dit-il, suivez-moi ; en avant, ceux qui ne veulent pas tourner le dos ! » Et il piqua vers l’ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la première. Il croyait trouver des hommes, il trouva de l’eau ; j’avais prévu la chose, moi : Saint-Aignan et ses paladins y sont restés. S’il m’eût écouté, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l’aurions à cette table, et il ne ferait pas à cette heure une troisième grimace plus laide probablement encore que les deux premières.

Un frisson d’horreur parcourut le cercle des assistants.

— Ce misérable n’a pas de cœur, pensa Henri. Oh ! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protègent-ils contre l’appel qu’on aurait tant de bonheur à lui adresser ?

— Messieurs, dit à voix basse Aurilly, qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de cœur