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LES FRÈRES CORSES

— En tout cas, repris-je, si l’ancien esprit national recule devant la civilisation et se réfugie dans quelque coin de l’île, ce sera certainement dans la province de Sartène et dans la vallée du Tavaro.

— Vous croyez cela ? me dit en souriant le jeune homme.

— Mais il me semble que ce que j’ai autour de moi, ici même, et sous les yeux, est un beau et noble tableau des vieilles mœurs corses.

— Oui, et cependant, entre ma mère et moi, en face de quatre cents ans de souvenirs, dans cette même maison à créneaux et à machicoulis, l’esprit français est venu chercher mon frère, nous l’a enlevé, l’a transporté à Paris, d’où il va nous revenir avocat. Il habitera Ajaccio au lieu d’habiter la maison de ses pères ; il plaidera ; s’il a du talent, il sera nommé procureur du roi peut-être ; alors il poursuivra les pauvres diables qui ont fait une peau, comme on dit dans le pays ; il confondra l’assassin avec le meurtrier, comme vous le faisiez tantôt vous-même ; il demandera, au nom de la loi, la tête de ceux qui auront fait ce que leurs pères regardaient comme un déshonneur de ne pas faire ; il substituera le jugement des hommes au jugement de Dieu, et, le soir, quand il aura recruté une tête pour le bourreau, il croira avoir servi le pays, avoir apporté sa pierre au temple de la civilisation…, comme dit notre préfet… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !