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Monck s’écarta en portant la main gauche à la crosse de son pistolet ; de la droite il tenait déjà son dirk. Il se mit donc à l’œuvre, tournant le dos à Monck et lui livrant sa vie sans défense possible. Alors il frappa pendant quelques secondes si adroitement et si nettement sur le plâtre intermédiaire, qu’il le sépara en deux parties, et que Monck alors put voir deux barils placés bout à bout et que leur poids maintenait immobiles dans leur enveloppe crayeuse.

— Milord, dit Athos, vous voyez que mes pressentiments ne m’avaient point trompé.

— Oui, Monsieur, dit Monck, et j’ai tout lieu de croire que vous êtes satisfait, n’est-ce pas ?

— Sans doute ; la perte de cet argent m’eût été on ne peut plus sensible ; mais j’étais certain que Dieu, qui protège la bonne cause, n’aurait pas permis que l’on détournât cet or qui doit la faire triompher.

— Vous êtes, sur mon honneur, aussi mystérieux en paroles qu’en actions, Monsieur, dit Monck. Tout à l’heure, je vous ai peu compris, quand vous m’avez dit que vous ne vouliez pas déverser sur moi la responsabilité de l’œuvre que nous accomplissons.

— J’avais raison de dire cela, milord.

— Et voilà maintenant que vous me parlez de la bonne cause. Qu’entendez-vous par ces mots, la bonne cause ? Nous défendons en ce moment en Angleterre cinq ou six causes, ce qui n’empêche pas chacun de regarder la sienne non-seulement comme la bonne, mais encore comme la meilleure. Quelle est la vôtre, Monsieur ? Parlez hardiment, que nous voyions si sur ce point, auquel vous paraissez attacher une grande importance, nous sommes du même avis.

Athos fixa sur Monck un de ces regards profonds qui semblent porter à celui qu’on regarde ainsi le défi de cacher une seule de ses pensées ; puis, levant son chapeau, il commença d’une voix solennelle, tandis que son interlocuteur, une main sur le visage, laissait cette main longue et nerveuse enserrer sa moustache et sa barbe, en même temps que son œil vague et mélancolique errait dans les profondeurs du souterrain.


XXVI

LE CŒUR ET L’ESPRIT.

— Milord, dit le comte de La Fère, vous êtes un noble Anglais, vous êtes un homme loyal, vous parlez à un noble Français, à un homme de cœur. Cet or, contenu dans les deux barils que voici, je vous ai dit qu’il était à moi, j’ai eu tort ; c’est le premier mensonge que j’aie fait de ma vie, mensonge momentané, il est vrai : cet or, c’est le bien du roi Charles II, exilé de sa patrie, chassé de son palais, orphelin à la fois de son père et de son trône, et privé de tout, même du triste bonheur de baiser à genoux la pierre sur laquelle la main de ses meurtriers a écrit cette simple épitaphe qui criera éternellement vengeance contre eux :

« Ci-gît le roi Charles Ier. »

Monck pâlit légèrement, et un imperceptible frisson rida sa peau et hérissa sa moustache grise.

— Moi, continua Athos, moi, le comte de La Fère, le seul, le dernier fidèle qui reste au pauvre prince abandonné, je lui ai offert de venir trouver l’homme duquel dépend aujourd’hui le sort de la royauté en Angleterre, et je suis venu, et je me suis placé sous le regard de cet homme, et je me suis mis nu et désarmé dans ses mains en lui disant :

— Milord, ici est la dernière ressource d’un prince que Dieu fit votre maître, que sa naissance fit votre roi ; de vous, de vous seul dépendent sa vie et son avenir. Voulez-vous employer cet argent à consoler l’Angleterre des maux qu’elle a dû souffrir pendant l’anarchie, c’est-à-dire voulez-vous aider, ou sinon aider, du moins laisser faire le roi Charles II ? Vous êtes le maître, vous êtes le roi, maître et roi tout-puissant, car le hasard défait parfois l’œuvre du temps et de Dieu. Je suis avec vous seul, milord ; si le succès vous effraye étant partagé, si ma complicité vous pèse, vous êtes armé, milord, et voici une tombe toute creusée ; si, au contraire, l’enthousiasme de votre cause vous enivre, si vous êtes ce que vous paraissez être, si votre main, dans ce qu’elle entreprend, obéit à votre esprit, et votre esprit à votre cœur, voici le moyen de perdre à jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart : tuez encore l’homme que vous avez devant les yeux, car cet homme ne retournera pas vers celui qui l’a envoyé sans lui rapporter le dépôt que lui confia Charles Ier, son père, et gardez l’or qui pourrait servir à entretenir la guerre civile. Hélas ! milord, c’est la condition fatale de ce malheureux prince. Il faut qu’il corrompe ou qu’il tue ; car tout lui résiste, tout le repousse, tout lui est hostile, et cependant il est marqué du sceau divin, et il faut, pour ne pas mentir à son sang, qu’il remonte sur le trône ou qu’il meure sur le sol sacré de la patrie.

« Milord, vous m’avez entendu. À tout autre qu’à l’homme illustre qui m’écoute, j’eusse dit : Milord, vous êtes pauvre ; milord, le roi vous offre ce million comme arrhes d’un immense marché ; prenez-le et servez Charles II comme j’ai servi Charles Ier, et je suis sûr que Dieu, qui nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans votre cœur fermé à tous les regards humains ; je suis sûr que Dieu vous donnera une heureuse vie éternelle après une heureuse mort. Mais au général Monck, à l’homme illustre dont je crois avoir mesuré la hauteur, je dis :

« Milord, il y a pour vous dans l’histoire des peuples et des rois une place brillante, une gloire immortelle, impérissable, si seul, sans autre intérêt que le bien de votre pays et l’intérêt de la justice, vous devenez le soutien de votre roi. Beaucoup d’autres ont été des conquérants et des usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous serez contenté d’être le plus vertueux, le plus probe et le plus intègre des hommes ; vous aurez tenu une couronne dans votre main, et, au lieu de l’ajuster à votre front, vous l’aurez déposée sur la tête de celui pour lequel elle avait été faite. Oh ! milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la postérité le plus envié des noms