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part; une décharge partit et l’enveloppa de feu et de fumée. Nous le perdîmes de vue ; la fumée dissipée, on le revit à pied, debout ; son cheval venait d’être tué. Le vicomte fut sommé de se rendre par les Arabes ; mais il leur fit un signe négatif avec sa tête, et continua de marcher aux palissades. C’était une imprudence mortelle. Cependant toute l’armée lui sut gré de ne point reculer puisque le malheur l’avait conduit si près. Il marcha quelques pas encore, et les deux régiments lui battirent des mains. Ce fut encore à ce moment que la seconde décharge ébranla de nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dans le tourbillon ; mais, cette fois, la fumée eut beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout. Il était couché, la tête plus bas que les jambes, sur les bruyères, et les Arabes commencèrent à vouloir sortir de leurs retranchements pour venir lui couper la tête ou prendre son corps, comme c’est la coutume chez les infidèles. Mais Son Altesse Monseigneur le duc de Beaufort avait suivi tout cela du regard, et ce triste spectacle lui avait arraché de grands et douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes courir comme des fantômes blancs parmi les lentisques : – Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps ? En disant ces mots et en agitant son épée, il courut lui-même vers l’ennemi. Les régiments, s’élançant sur ses traces, coururent à leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des Arabes étaient sauvages. Le combat commença sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si acharné, que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à côté de cinquante au moins des nôtres. Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte sur ses épaules, et le rapporta dans nos lignes. Cependant l’avantage se poursuivait ; les régiments prirent avec eux la réserve, et les palissades des ennemis furent renversées. À trois heures, le feu des Arabes cessa ; le combat à l’arme blanche dura deux heures ; ce fut un massacre. À cinq heures, nous étions victorieux sur tous les points ; l’ennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule. Ce fut alors que l’on put songer à M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le sang était perdu. Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie inexprimable à Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et à la consultation des chirurgiens. Il y en eut deux d’entre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis chacun s’ils le sauvaient. Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit qu’il fût désespéré, soit qu’il souffrît de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariété qui donna beaucoup à penser, surtout à l’un de ses secrétaires, quand il eut entendu ce qui va suivre. Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saint-Cosme, le plus savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour et ne dit rien. M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes, et semblait interroger chaque mouvement, chaque pensée du savant chirurgien. Celui-ci, questionné par Monseigneur, répondit qu’il voyait bien trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte était la constitution du blessé, si féconde la jeunesse, si miséricordieuse la bonté de Dieu, que peut-être M. de Bragelonne en reviendrait-il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement. Frère Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides : – Surtout, ne le remuez pas même du doigt, ou vous le tuerez. Et nous sortîmes tous de la tente avec un peu d’espoir. Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste glisser sur les lèvres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d’une voix caressante : – Oh ! vicomte, nous te sauverons ! Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir reposé, l’un des aides entra dans la tente du blessé, et en ressortit en poussant de grands cris. Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et l’aide nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit, baigné dans le reste de son sang. Il y a apparence qu’il avait eu quelque nouvelle convulsion, quelque mouvement fébrile, et qu’il était tombé ; que la chute qu’il avait faite avait accéléré sa fin, selon le pronostic de frère Sylvain. On releva le vicomte ; il était froid et mort. Il tenait une boucle de cheveux blonds à la main droite, et cette main était crispée sur son cœur. »

Suivaient les détails de l’expédition et de la victoire remportée sur les Arabes. D’Artagnan s’arrêta au récit de la mort du pauvre Raoul.

— Oh ! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide !

Et, tournant les yeux vers la chambre du château où dormait Athos d’un sommeil éternel :

— Ils se sont tenu parole l’un à l’autre, dit-il tout bas. Maintenant, je les trouve heureux : ils doivent être réunis.

Et il reprit à pas lents le chemin du parterre. Toute la rue, tous les environs se remplissaient déjà de voisins éplorés qui se racontaient les uns aux autres la double catastrophe et se préparaient aux funérailles.


CCLXVI

LE DERNIER CHANT DU POÈME


Dès le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs, celle de la province, partout où les messagers avaient eu le temps de porter la nouvelle. D’Artagnan était resté enfermé sans vouloir parler à personne. Deux morts aussi lourdes tombant sur le capitaine, après la mort de Porthos, avaient accablé pour longtemps cet esprit jusqu’alors infatigable. Excepté Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le mousquetaire n’aperçut ni valets ni commensaux. Il crut deviner au bruit de la maison, à ce train des allées et des venues, qu’on disposait tout pour les funérailles du comte. Il écrivit au roi pour lui demander un surcroît de congé. Grimaud, nous l’avons dit, était entré chez d’Artagnan, s’était assis sur un escabeau, près de la porte, comme un homme qui médite profondément ; puis, se levant, avait fait signe à d’Artagnan de le suivre. Celui-ci obéit en silence. Grimaud descendit jusqu’à la chambre à coucher du comte, montra du doigt au capitaine la place du lit vide, et éleva éloquemment les yeux au ciel.

— Oui, reprit d’Artagnan, oui, bon Grimaud, auprès du fils qu’il aimait tant.

Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon, où, selon l’usage de la province, on avait dû disposer le corps en parade avant de l’ensevelir à jamais. D’Artagnan fut frappé de voir deux cercueils ouverts dans ce salon ; il approcha, sur l’invitation muette de Grimaud, et vit dans l’un d’eux Athos, beau jusque dans la mort, et, dans l’autre Raoul, les yeux fermés, les joues nacrées comme le Pallas de Virgile, et le sourire sur ses lèvres violettes. Il frissonna de voir le père et le fils, ces deux âmes envolées, représentés sur terre par deux mornes cadavres incapables de se rapprocher, si près qu’ils fussent l’un de l’autre.