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d’eux, et qui souillait leurs housses et leurs crinières ; quand il vit le cheval blanc de M. de Beaufort étendu, la tête fracassée, au premier rang sur le champ des morts. Athos passa une main froide sur son front, qu’il s’étonna de ne pas trouver brûlant. Il se convainquit, par cet attouchement, qu’il assistait, comme un spectateur sans fièvre, au lendemain d’une bataille livrée sur le rivage de Djidgelli par l’armée expéditionnaire, qu’il avait vue quitter les côtes de France et disparaître à l’horizon, et dont il avait salué, de la pensée et du geste, la dernière lueur du coup de canon envoyé par le duc, en signe d’adieu à la patrie. Qui pourra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme, suivant comme un œil vigilant la trace de ces cadavres, les alla tous regarder les uns après les autres, pour reconnaître si parmi eux ne dormait pas Raoul ? Qui pourra exprimer la joie enivrante, divine, avec laquelle Athos s’inclina devant Dieu, et le remercia de n’avoir pas vu celui qu’il cherchait avec tant de crainte parmi les morts ? En effet, tombés morts à leur rang, roidis, glacés, tous ces morts, bien reconnaissables, semblaient se tourner avec complaisance et respect vers le comte de La Fère, pour être mieux vus de lui pendant son inspection funèbre. Cependant, il s’étonnait, voyant tous ces cadavres, de ne pas apercevoir les survivants. Il en était venu à ce point d’illusion, que cette vision était pour lui un voyage réel fait par le père en Afrique, pour obtenir des renseignements plus exacts sur le fils. Aussi, fatigué d’avoir tant parcouru de mers et de continents, il cherchait à se reposer sous une des tentes abritées derrière un rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon blanc fleurdelisé. Il chercha un soldat pour être conduit vers la tente de M. de Beaufort. Alors pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant de tous les côtés, il vit une forme blanche apparaître derrière les myrtes résineux. Cette figure était vêtue d’un costume d’officier : elle tenait en main une épée brisée ; elle s’avança lentement vers Athos, qui, s’arrêtant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne parlait pas, ne remuait pas, et qui voulait ouvrir ses bras, parce que, dans cet officier silencieux et pâle, il venait de reconnaître Raoul. Le comte essaya un cri, qui demeura étouffé dans son gosier. Raoul, d’un geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt sur sa bouche et en reculant peu à peu, sans qu’Athos vit ses jambes se mouvoir. Le comte, plus pâle que Raoul, plus tremblant, suivit son fils en traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et fossés. Raoul ne paraissait pas toucher la terre, et nul obstacle n’entravait la légèreté de sa marche. Le comte, que les accidents de terrain fatiguaient, s’arrêta bientôt épuisé. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le tendre père, auquel l’amour redonnait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit la montagne à la suite du jeune homme, qui l’attirait par son geste et son sourire. Enfin, il toucha la crête de cette colline, et vit se dessiner en noir, sur l’horizon blanchi par la lune, les formes aériennes, poétiques de Raoul. Athos étendait la main pour arriver près de son fils bien-aimé, sur le plateau, et celui-ci lui tendait aussi la sienne ; mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui, reculant toujours, il quitta la terre, et Athos vit le ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de la colline. Raoul s’élevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appelant du geste ; il s’éloignait vers le ciel. Athos poussa un cri de tendresse effrayée ; il regarda en bas. On voyait un camp détruit, et, comme des atomes immobiles, tous ces blancs cadavres de l’armée royale. Et puis, en relevant la tête, il voyait toujours, toujours, son fils qui l’invitait à monter avec lui.


CCLXIV

L’ANGE DE LA MORT


Athos en était là de sa vision merveilleuse, quand le charme fut soudain rompu par un grand bruit parti des portes extérieures de la maison. On entendit un cheval galoper sur le sable durci de la grande allée, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes et les plus animées montèrent jusqu’à la chambre où rêvait le comte. Athos ne bougea pas de la place qu’il occupait ; à peine tourna-t-il sa tête du côté de la porte pour percevoir plus tôt les bruits qui arrivaient jusqu’à lui. Un pas alourdi monta le perron ; le cheval, qui galopait naguère avec tant de rapidité, partit lentement du côté de l’écurie. Quelques frémissements accompagnaient ces pas qui, peu à peu, se rapprochaient de la chambre d’Athos. Alors une porte s’ouvrit, et Athos, se tournant un peu du côté où venait le bruit, cria d’une voix faible :

— C’est un courrier d’Afrique, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur le comte, répondit une voix qui fit tressaillir sur son lit le père de Raoul.

— Grimaud ! murmura-t-il.

Et la sueur commença de glisser le long de ses joues amaigries. Grimaud apparut sur le seuil. Ce n’était plus le Grimaud que nous avons vu, jeune encore par le courage et par le dévouement, alors qu’il sautait le premier dans la barque destinée à porter Raoul de Bragelonne aux vaisseaux de la flotte royale. C’était un sévère et pâle vieillard, aux habits couverts de poudre, aux rares cheveux blanchis par les années. Il tremblait en s’appuyant au chambranle de la porte, et faillit tomber en voyant de loin, et à la lueur des lampes, le visage de son maître. Ces deux hommes, qui avaient tant vécu l’un avec l’autre en communauté d’intelligence, et dont les yeux, habitués à économiser les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses ; ces deux vieux amis, aussi nobles l’un que l’autre par le cœur, s’ils étaient inégaux par la fortune et la naissance, demeurèrent interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup d’œil, de lire au plus profond du cœur l’un de l’autre. Grimaud portait sur son visage l’empreinte d’une douleur déjà vieillie d’une habitude lugubre. Il semblait n’avoir plus à son usage qu’une seule traduction de ses pensées. Comme jadis il s’était accoutumé à ne plus parler, il s’habituait à ne plus sourire. Athos lut d’un coup d’œil toutes ces nuances sur le visage de son fidèle serviteur, et, du même ton qu’il eût pris pour parler à Raoul dans son rêve :

— Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n’est-ce pas ?

Derrière Grimaud, les autres serviteurs écoutaient palpitants, les yeux fixés sur le lit du malade. Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la suivit.

— Oui, répondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa poitrine avec un rauque soupir.

Alors s’élevèrent des voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières la chambre où ce père agonisant cherchait des yeux le portrait de son fils. Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit à son rêve. Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et résigné comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d’y revoir, s’élevant au-dessus de la montagne de