Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa main vaillante, il en supputait le nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci ; sans quoi, la besogne eût été trop rude pour le lecteur. Venait alors l’énumération suivante : « Je possède à l’heure qu’il est, par la grâce de Dieu : 1o le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs ; 2o le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables, formant trois fermes ; 3o la petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce qu’elle est dans le vallon… »

Brave Porthos !

« 4o Cinquante métairies dans la Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ; 5o trois moulins sur le Cher, d’un rapport de six cents livres chacun ; 6o trois étangs dans le Berri, d’un rapport de deux cents livres l’un. Quant aux biens mobiliers, ainsi nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant ami l’évêque de Vannes… »

D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom. Le procureur continua imperturbablement :

« Ils consistent : 1o en des meubles que je ne saurais détailler ici faute d’espace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste est dressée par mon intendant… »

Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma dans sa douleur.

« 2o En vingt chevaux de main et de trait que j’ai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui s’appellent : Bayard, Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rebecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette ; 3o en soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il suit : le premier, pour le cerf ; le second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le quatrième, pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ; 4o en armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie d’armes ; 5o mes vins d’Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses maisons ; 6o mes tableaux et statues qu’on prétend être d’une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue ; 7o ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais ouverts ; 8o ma vaisselle d’argent, qui s’est peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car je pouvais à grand’peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant ; 9o tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont répartis dans les maisons que j’aimais le mieux. »

Ici, le lecteur s’arrêta pour reprendre haleine. Chacun soupira, toussa et redoubla d’attention. Le procureur reprit :

« J’ai vécu sans avoir d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce qui m’est une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres amis : c’est M. Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le comte de La Fère. Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis l’ami et le très-humble serviteur. »

Ici, un bruit aigu se fit entendre. C’était l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier, était tombée sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande larme avait coulé des cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont l’arête lumineuse brillait ainsi qu’un croissant enflammé au soleil.

« C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, fils de M. le comte de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir, et le mettre en état de porter glorieusement son nom… »

Un long murmure courut dans l’auditoire. Le procureur continua, soutenu par l’œil flamboyant de d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée, rétablit le silence interrompu.

« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes biens. À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil. À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres. Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour et par souvenir de moi. De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux. »

En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et tremblant ; ses larges épaules frissonnaient convulsivement ; son visage, empreint d’une effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction.

— Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en vais en quittant Pierrefonds.

Mousqueton ne répondit rien. Il respirait à peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement. Le procureur acheva sa lecture, après laquelle s’évanouirent déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient venus entendre les dernières volontés de Porthos. Quant à d’Artagnan, demeuré seul après avoir reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur, il admirait cette sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus nobles cœurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites. En effet, Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que d’Artagnan ne demanderait rien ; et, au cas où il eût demandé quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part. Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie de demander trop, était arrêté par l’exemple de d’Artagnan ; et ce mot exil, jeté par le testateur sans intention apparente, n’était-il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos ? Enfin, il n’était pas fait mention d’Athos dans le testament du mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils n’offrirait pas la meilleure