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que nous sommes bien ensemble pour me l’ôter. N’allez pas croire que j’aie gardé rancune ; non, vous m’avez dompté, comme vous dites ; mais, il faut l’avouer, en me dominant, vous m’avez amoindri ; en me courbant, vous m’avez convaincu de faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la tête, et comme j’aurai piteuse mine à flairer la poussière de vos tapis ! Oh ! sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez comme moi, ce temps où le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugréant toujours, hargneux, mâtins qui mordaient mortellement les jours de bataille. Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nourrit ; ils la lèchent ; mais, pour la main qui les frappe, oh ! le beau coup de dent ! Un peu d’or sur les galons de ces manteaux, un peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers maréchaux de France ! Mais pourquoi dire tout cela ? Le roi est mon maître, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres ; mordious, c’est difficile, mais j’ai fait plus difficile que cela. Je le ferai. Pourquoi le ferai-je ? Parce que j’aime l’argent ? J’en ai. Parce que je suis ambitieux ? Ma carrière est bornée. Parce que j’aime la cour ? Non. Je resterai, parce que j’ai l’habitude, depuis trente ans, d’aller prendre le mot d’ordre du roi, et de m’entendre dire : « Bonsoir, d’Artagnan, » avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Êtes-vous content, sire ?

Et d’Artagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil.

— Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisque, à compter d’aujourd’hui, je n’ai plus d’ennemi, en France, il me reste à t’envoyer sur un champ étranger ramasser ton bâton de maréchal. Compte sur moi pour trouver l’occasion. En attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille.

— À la bonne heure ! dit d’Artagnan ému. Mais ces pauvres gens de Belle-Isle ? l’un surtout, si bon et si brave ?

— Est-ce que vous me demandez leur grâce ?

— À genoux, sire !

— Eh bien, allez la leur porter, s’il en est temps encore. Mais vous vous engagez pour eux.

— J’engage ma vie !

— Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu ; car je ne veux plus que vous me quittiez.

— Soyez tranquille, sire, s’écria d’Artagnan en baisant la main du roi.

Et il s’élança, le cœur gonflé de joie, hors du château, sur la route de Belle-Isle.


CCLX

LES AMIS DE M. FOUQUET


Le roi étant retourné à Paris, et avec lui d’Artagnan, qui, en vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations à Belle-Isle, ne savait rien du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Porthos. Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement pris la défense et essayé de sauver la vie, aidés de trois fidèles Bretons, avaient accompli contre une armée entière. Il avait pu voir, lancés dans la lande voisine, les débris humains qui avaient taché de sang les silex épars dans les bruyères. Il savait aussi qu’un canot avait été aperçu bien loin en mer, et que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à tire-d’aile. Mais là s’arrêtaient les certitudes de d’Artagnan. Le champ des conjectures s’ouvrait à cette limite. Maintenant, que fallait-il penser ? Le vaisseau n’était pas revenu. Il est vrai qu’un coup de vent régnait depuis trois jours ; mais la corvette était à la fois bonne voilière et solide dans ses membrures ; elle ne craignait guère les coups de vent, et celle qui portait Aramis eût dû, selon l’estime de d’Artagnan, être revenue à Brest, ou rentrer à l’embouchure de la Loire. Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes pour lui personnellement, que d’Artagnan rapportait à Louis XIV, lorsque le roi, suivi de toute la cour, revint à Paris. Louis, content de son succès ; Louis, plus doux et plus affable depuis qu’il se sentait plus puissant, n’avait pas cessé un seul instant de chevaucher à la portière de mademoiselle de La Vallière. Tout le monde s’était empressé de distraire les deux reines, pour leur faire oublier cet abandon du fils et de l’époux. Tout respirait l’avenir ; le passé n’était plus rien pour personne. Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et saignante aux cœurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi, le roi ne fut pas plutôt installé chez lui, qu’il en reçut une preuve touchante. Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine des mousquetaires se présenta devant lui. D’Artagnan était un peu pâle et semblait gêné. Le roi s’aperçut, au premier coup d’œil, de l’altération de ce visage, ordinairement si égal.

— Qu’avez-vous donc, d’Artagnan ? dit-il.

— Sire, il m’est arrivé un grand malheur.

— Mon Dieu ! quoi donc ?

— Sire, j’ai perdu un de mes amis, M. du Vallon, à l’affaire de Belle-Isle.

Et, en disant ces mots, d’Artagnan attachait son œil de faucon sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour.

— Je le savais, répliqua le roi.

— Vous le saviez et vous ne me l’avez pas dit ? s’écria le mousquetaire.

— À quoi bon ? Votre douleur, mon ami, est si respectable ! J’ai dû, moi, la ménager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, d’Artagnan, c’était en triompher à vos yeux. Oui, je savais que M. du Vallon s’était enterré sous les rochers de Locmaria ; je savais que M. d’Herblay m’a pris un vaisseau avec son équipage pour se faire conduire à Bayonne. Mais j’ai voulu que vous appreniez vous-même ces événements d’une manière directe, afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi respectables et sacrés, que toujours en moi l’homme s’immolera aux hommes, puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les hommes à sa majesté, à sa puissance.

— Mais, sire, comment savez-vous ?…

— Comment savez-vous vous-même, d’Artagnan ?

Par cette lettre, sire, que m’écrit de Bayonne, Aramis, libre et hors de péril.

— Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placée sur un meuble voisin du siège où d’Artagnan était appuyé, une lettre copiée exactement sur celle d’Aramis, voici la même lettre, que