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sont détruits ou ruinés par moi. Ces points d’appui sur lesquels, instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait disparaître. À l’heure qu’il est, mes soldats ont pris ou tué les rebelles de Belle-Isle. D’Artagnan pâlit.

— Pris ou tué ? s’écria-t-il. Oh ! sire, si vous pensiez ce que vous me dites là, et si vous étiez sûr de me dire la vérité, j’oublierais tout ce qu’il y a de juste, tout ce qu’il y a de magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un homme dénaturé. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil ; je les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que M. d’Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tué ? Ah ! ah ! sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle vous coûte d’hommes et d’argent. Nous compterons après si le gain a valu l’enjeu.

Comme il parlait encore, le roi s’approcha de lui en colère, et lui dit :

— Monsieur d’Artagnan, voilà des réponses de rebelle ? Veuillez donc me dire, s’il vous plaît, quel est le roi de France ? En savez-vous un autre ?

— Sire, répliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me souviens qu’un matin vous avez adressé cette question, à Vaux, à beaucoup de gens qui n’ont pas su y répondre, tandis que moi j’y ai répondu. Si j’ai reconnu le roi ce jour-là, quand la chose n’était pas aisée, je crois qu’il serait inutile de me le demander, aujourd’hui que Votre Majesté est seule avec moi.

À ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l’ombre du malheureux Philippe venait de passer entre d’Artagnan et lui, pour évoquer le souvenir de cette terrible aventure. Presque au même moment, un officier entra, remit une dépêche au roi, qui, à son tour, changea de couleur en la lisant. D’Artagnan s’en aperçut. Le roi resta immobile et silencieux, après avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout à coup son parti :

— Monsieur, dit-il, ce qu’on m’apprend, vous le sauriez plus tard ; mieux vaut que je vous le dise et que vous l’appreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu à Belle-Isle.

— Ah ! ah ! fit d’Artagnan d’un air calme, pendant que son cœur battait à faire rompre sa poitrine. Eh bien, sire ?

— Eh bien, Monsieur, j’ai perdu cent six hommes.

Un éclair de joie et d’orgueil brilla dans les yeux de d’Artagnan.

— Et les rebelles ? dit-il.

— Les rebelles se sont enfuis, dit le roi.

D’Artagnan poussa un cri de triomphe.

— Seulement, ajouta le roi, j’ai une flotte qui bloque étroitement Belle-Isle, et j’ai la certitude que pas une barque n’échappera.

— En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si l’on prend ces deux messieurs ?…

— On les pendra, dit le roi tranquillement.

— Et ils le savent ? répliqua d’Artagnan, qui réprima un frisson.

— Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire, et que tout le pays le sait.

— Alors, sire, on ne les aura pas vivants, je vous en réponds.

— Ah ! fit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh bien, on les aura morts, monsieur d’Artagnan, et cela reviendra au même, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre.

D’Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front.

— Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maître affectionné, généreux et constant. Vous êtes aujourd’hui le seul homme d’autrefois qui soit digne de ma colère ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni l’une ni l’autre selon votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d’Artagnan, de servir un roi qui aurait cent autres rois, ses égaux, dans le royaume ? Pourrais-je, dites-le-moi, faire avec cette faiblesse les grandes choses que je médite ? Avez-vous jamais vu l’artiste pratiquer des œuvres solides avec un instrument rebelle ? Loin de nous, Monsieur, ces vieux levains des abus féodaux ! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, l’a émancipée. Je suis maître chez moi, capitaine d’Artagnan, et j’aurai des serviteurs qui, manquant peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et l’obéissance jusqu’à l’héroïsme. Qu’importe, je vous le demande, qu’importe que Dieu n’ait pas donné du génie à des bras et à des jambes ? C’est à la tête qu’il le donne, et à la tête, vous le savez, le reste obéit. Je suis la tête, moi !

D’Artagnan tressaillit. Louis continua comme s’il n’avait rien vu, quoique ce tressaillement ne lui eût point échappé.

— Maintenant, concluons, entre nous deux ce marché que je vous promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois. Sachez-moi gré, Monsieur, de ne faire payer à personne les larmes de honte que j’ai versées alors. Regardez autour de vous : les grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous l’exil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en y réfléchissant, trouverez-vous que ce roi est un cœur généreux qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter vous sachant mécontent, quand vous possédez le secret de l’État. Vous êtes brave homme, je le sais. Pourquoi m’avez-vous jugé avant terme ? Jugez-moi à partir de ce jour, d’Artagnan, et soyez sévère tant qu’il vous plaira.

D’Artagnan demeurait étourdi, muet, flottant pour la première fois de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce n’était plus de la ruse, c’était du calcul ; ce n’était plus de la violence, c’était de la force ; ce n’était plus de la colère, c’était de la volonté ; ce n’était plus de la jactance, c’était du conseil. Ce jeune homme, qui avait terrassé Fouquet, et qui pouvait se passer de d’Artagnan, dérangeait tous les calculs un peu entêtés du mousquetaire.

— Voyons, qui vous arrête ? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donné votre démission ; voulez-vous que je vous la refuse ? Je conviens qu’il sera dur à un vieux capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur.

— Oh ! répliqua mélancoliquement d’Artagnan, ce n’est pas là mon plus grave souci. J’hésite à reprendre ma démission, parce que je suis vieux en face de vous, et que j’ai des habitudes difficiles à perdre. Il vous faut, désormais, des courtisans qui sachent vous amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous appelez vos grandes œuvres. Grandes, elles le seront, je le sens ; mais, si par hasard j’allais ne pas les trouver telles ? J’ai vu la guerre, sire ; j’ai vu la paix ; j’ai servi Richelieu et Mazarin ; j’ai roussi avec votre père au feu de La Rochelle, troué de coups comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les serpents. Après les affronts et les injustices, j’ai un commandement qui était autrefois quelque chose, parce qu’il donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre capitaine des mousquetaires sera désormais un officier gardant les portes basses. Vrai, sire, si tel doit être désormais l’emploi, profitez de ce