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nécessairement ces treize hommes et ces treize chevaux ; mais il feignit de ne rien remarquer et continua d’enfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui.

— Monsieur d’Artagnan ! dit-il tout haut.

— Eh ! monsieur de Gesvres, bonsoir !

— On dirait que vous montez à cheval ?

— Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez.

— Cela se trouve bien que je vous rencontre.

— Vous me cherchiez ?

— Mon Dieu, oui.

— De la part du roi, je parie ?

— Mais oui.

— Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet ?

— Oh !

— Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi ? Peine perdue, allez ! dites-moi vite que vous venez m’arrêter.

— Vous arrêter ! Bon Dieu, non !

— Eh bien, que faites-vous à m’aborder avec douze hommes à cheval ?

— Je fais une ronde.

— Pas mal ! Et vous me ramassez dans cette ronde ?

— Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi.

— Où cela ?

— Chez le roi.

— Bon ! dit d’Artagnan d’un air goguenard. Le roi n’a donc plus rien à faire ?

— Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas ; ces hommes vous entendent.

D’Artagnan se mit à rire et répliqua :

— Marchez. Les gens qu’on arrête sont entre les six premiers et les six derniers.

— Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derrière moi, s’il vous plaît.

— Eh bien, fit d’Artagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous avez raison ; car, si jamais j’avais eu à faire des rondes du côté de votre chambre de ville, j’eusse été courtois envers vous, je vous l’assure, foi de gentilhomme ! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi !

— Oh ! le roi est furieux !

— Eh bien, le roi, qui s’est donné la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je n’en mourrai pas, je vous jure.

— Non ; mais…

— Mais on m’enverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet ? Mordious ! c’est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure.

— Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce ! soyez calme avec le roi.

— Ah çà ! mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc ! fit d’Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m’avait dit que vous ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires ; je crois que c’est une fameuse occasion, celle-ci !

— Je ne la prendrai pas, Dieu m’en garde ! capitaine.

— Et pourquoi ?

— Pour beaucoup de raisons d’abord ; puis pour celle-ci, que, si je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté…

— Ah ! vous avouez que vous m’arrêtez ?

— Non, non !

— Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après m’avoir rencontré ?

— Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon côté par mégarde.

— Ah ! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles m’aiment fort.

Gesvres fit passer d’Artagnan le premier, le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se plaça derrière son collègue dans l’antichambre. On entendait très-distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. d’Artagnan.

Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait d’être arrêté par ordre du roi.

Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de Louis XIII et de M. de Tréville ; des groupes se formaient, les escaliers s’emplissaient ; des murmures vagues, partant des cours, venaient en montant rouler jusqu’aux étages supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée.

M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes, qui, d’abord, interrogés par les mousquetaires qui venaient se mêler à leur rang, commençaient à s’écarter d’eux en manifestant aussi quelque inquiétude.

D’Artagnan était, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes. Dès son entrée, il s’était assis sur le rebord d’une fenêtre, voyait toutes choses de son regard d’aigle, et ne sourcillait pas.

Aucun des progrès de la fermentation qui s’était manifestée au bruit de son arrestation ne lui avait échappé. Il prévoyait le moment où l’explosion aurait lieu ; et l’on sait que ses prévisions étaient certaines.

— Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes prétoriens me fissent roi de France. Comme j’en rirais !

Mais, au moment le plus beau, tout s’arrêta. Gardes, mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquiétudes, se dispersèrent, s’évanouirent, s’effacèrent : plus de tempête, plus de menace, plus de sédition.

Un mot avait calmé les flots.

Le roi venait de faire crier par Brienne :

— Chut ! Messieurs, vous gênez le roi.

D’Artagnan soupira.

— C’est fini, dit-il, les mousquetaires d’aujourd’hui ne sont pas ceux de Sa Majesté Louis XIII. C’est fini.

— Monsieur d’Artagnan, chez le roi ! cria un huissier.


CCLIX

LE ROI LOUIS XIV


Le roi se tenait assis dans son cabinet, le dos tourné à la porte d’entrée. En face de lui était une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait d’envoyer un coup d’œil pour voir ceux qui arrivaient chez lui.

Il ne se dérangea pas à l’arrivée de d’Artagnan, et replia sur ses lettres et sur ses plans la grande toilette de soie verte qui lui servait à cacher ses secrets aux importuns.

D’Artagnan comprit le jeu et demeura en arrière ; de sorte qu’au bout d’un moment, le roi,