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monta le premier ; mais, au lieu de l’effroi que l’on s’attendait à voir paraître sur son visage, la surprise des marins de la balancelle fut grande, lorsqu’ils le virent marcher au commandant d’un pas assuré, le regarder fixement, et lui faire de la main un signe mystérieux et inconnu, à la vue duquel l’officier pâlit, trembla et courba le front.

Sans dire un mot, Aramis alors leva la main jusque sous les yeux du commandant, et lui fit voir le chaton d’une bague qu’il portait à l’annulaire de la main gauche.

Et, en faisant ce signe, Aramis, drapé dans une majesté froide, silencieuse et hautaine, avait l’air d’un empereur donnant sa main à baiser.

Le commandant, qui, un instant, avait relevé la tête, s’inclina une seconde fois avec les signes du plus profond respect.

Puis, étendant à son tour la main vers la poupe, c’est-à-dire vers sa chambre, il s’effaça pour laisser Aramis passer le premier.

Les trois Bretons, qui avaient monté derrière leur évêque, se regardaient stupéfaits.

Tout l’équipage faisait silence.

Cinq minutes après, le commandant appela le lieutenant en second, qui remonta aussitôt, en ordonnant de mettre le cap sur la Corogne.

Pendant qu’on exécutait l’ordre donné, Aramis reparut sur le pont et vint s’asseoir contre le bastingage.

La nuit était arrivée, la lune n’était point encore venue, et cependant Aramis regardait opiniâtrement du côté de Belle-Isle. Yves s’approcha alors du commandant, qui était revenu prendre son poste à l’arrière, et, bien bas, bien humblement :

— Quelle route suivons-nous donc, capitaine ? demanda-t-il.

— Nous suivons la route qu’il plaît à Monseigneur, répondit l’officier.

Aramis passa la nuit accoudé sur le bastingage.

Yves, en s’approchant de lui, remarqua, le lendemain, que cette nuit avait dû être bien humide, car le bois sur lequel s’était appuyée la tête de l’évêque était trempé comme d’une rosée.

Qui sait ! cette rosée, c’était peut-être les premières larmes qui fussent tombées des yeux d’Aramis !

Quelle épitaphe eût valu celle-là, bon Porthos ?


CCLVIII

LA RONDE DE M. DE BESVRES


D’Artagnan n’était pas accoutumé à des résistances comme celle qu’il venait d’éprouver. Il revint à Nantes profondément irrité.

L’irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impétueuse attaque, à laquelle peu de gens, jusqu’alors, fussent-ils rois, fussent-ils géants, avaient su résister.

D’Artagnan, tout frémissant, alla droit au château et demanda à parler au roi. Il pouvait être sept heures du matin, et, depuis son arrivée à Nantes, le roi était matinal.

Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons, d’Artagnan trouva M. de Gesvres, qui l’arrêta fort poliment, en lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le roi.

— Le roi dort ? dit d’Artagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers quelle heure supposez-vous qu’il se lèvera ?

— Oh ! dans deux heures, à peu près : le roi a veillé toute la nuit.

D’Artagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna chez lui.

Il revint à neuf heures et demie. On lui dit que le roi déjeunait.

— Voilà mon affaire, répliqua-t-il, je parlerai au roi tandis qu’il mange.

M. de Brienne fit observer à d’Artagnan que le roi ne voulait recevoir personne pendant ses repas.

— Mais, dit d’Artagnan en regardant Brienne de travers, vous ne savez peut-être pas, monsieur le secrétaire, que j’ai mes entrées partout et à toute heure.

Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit :

— Pas à Nantes, cher monsieur d’Artagnan ; le roi, en ce voyage, a changé tout l’ordre de sa maison.

D’Artagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini de déjeuner.

— On ne sait, fit Brienne.

— Comment, on ne sait ? Que veut dire cela ? On ne sait combien le roi met à manger ? C’est une heure, d’ordinaire, et, si j’admets que l’air de la Loire donne appétit, nous mettrons une heure et demie ; c’est assez, je pense ; j’attendrai donc ici.

— Oh ! cher monsieur d’Artagnan, l’ordre est de ne plus laisser personne dans ce corridor ; je suis de garde pour cela.

D’Artagnan sentit la colère monter une seconde fois à son cerveau. Il sortit bien vite, de peur de compliquer l’affaire par un coup de mauvaise humeur.

Comme il était dehors, il se mit à réfléchir.

— Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, c’est évident ; il est fâché, ce jeune homme ; il craint les mots que je puis lui dire. Oui ; mais, pendant ce temps, on assiège Belle-Isle et l’on prend ou tue peut-être mes deux amis. Pauvre Porthos ! Quant à maître Aramis, celui-là est plein de ressources, et je suis tranquille sur son compte… Mais, non, non, Porthos n’est pas encore invalide, et Aramis n’est pas un vieillard idiot. L’un avec ses bras, l’autre avec son imagination, vont donner de l’ouvrage aux soldats de Sa Majesté. Qui sait ! si ces deux braves allaient refaire, pour l’édification de Sa Majesté Très-Chrétienne, un petit bastion Saint-Gervais ?… Je n’en désespère pas. Ils ont canon et garnison.

« Cependant, continua d’Artagnan en secouant la tête, je crois qu’il vaudrait mieux arrêter le combat. Pour moi seul, je ne supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi ; mais, pour mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si j’allais chez M. Colbert ? reprit-il. En voilà un auquel il va falloir que je prenne l’habitude de faire peur. Allons chez M. Colbert.

Et d’Artagnan se mit bravement en route. Il apprit là que M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes.

— Bon ! s’écria-t-il, me voilà revenu au temps où j’arpentais les chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal, du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire qu’en vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au château !

Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à d’Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit même,