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peine, avait subitement, et d’un seul bond, franchi la distance.

Mais, en retirant l’instrument de son œil, il vit que, sauf le chemin que la balancelle avait pu faire pendant ce court instant, il était encore à la même distance.

— Ainsi, murmura le matelot, ils nous voient comme nous les voyons ?

— Ils nous voient, dit Aramis.

Et il retomba dans son impassibilité.

— Comment ! ils nous voient ? fit le patron Yves. Impossible !

— Tenez, patron, regardez, dit le matelot.

Et il lui passa la lunette d’approche.

— Monseigneur m’assure, demanda le patron, que le diable n’a rien à faire dans tout ceci ?

Aramis haussa les épaules.

Le patron porta la lunette à son œil.

— Oh ! Monseigneur, dit-il, il y a miracle : ils sont là ; il me semble que je vais les toucher. Vingt-cinq hommes au moins ! Ah ! je vois le capitaine à l’avant. Il tient une lunette comme celle-ci, et nous regarde… Ah ! il se retourne, il donne un ordre ; ils roulent une pièce de canon à l’avant ; ils la chargent, ils pointent… Miséricorde ! ils tirent sur nous !

Et, par un mouvement machinal, le patron écarta sa lunette et les objets, repoussés à l’horizon, lui apparurent sous leur véritable aspect.

Le bâtiment était encore à la distance d’une lieue à peu près ; mais la manœuvre annoncée par le patron n’en était pas moins réelle.

Un léger nuage de fumée apparut au-dessous des voiles, plus bleu qu’elles et s’épanouissant comme une fleur qui s’ouvre ; puis, à un mille à peu près du petit canot, on vit le boulet découronner deux ou trois vagues, creuser un sillon blanc dans la mer, et disparaître au bout de ce sillon, aussi inoffensif encore que la pierre avec laquelle, en jouant, un écolier fait des ricochets.

C’était à la fois une menace et un avis.

— Que faire ? demanda le patron.

— Ils vont nous couler, dit Goennec ; donnez-nous l’absolution, Monseigneur.

Et les marins s’agenouillèrent devant l’évêque.

— Vous oubliez qu’ils vous voient, dit celui-ci.

— C’est vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse. Ordonnez, Monseigneur, nous sommes prêts à mourir pour vous.

— Attendons, dit Aramis.

— Comment, attendons ?

— Oui ; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout à l’heure, que, si nous essayons de fuir, ils vont nous couler ?

— Mais peut-être, hasarda le patron, peut-être qu’à la faveur de la nuit nous pourrons leur échapper ?

— Oh ! dit Aramis, ils ont bien quelque feu grégeois pour éclairer leur route et la nôtre.

Et, en même temps, comme si le petit bâtiment eût voulu répondre à l’appel d’Aramis, un second nuage de fumée monta lentement au ciel, et du sein de ce nuage jaillit une flèche enflammée qui décrivit sa parabole, pareille à un arc-en-ciel, et vint tomber dans la mer, où elle continua de brûler, éclairant l’espace à un quart de lieue de diamètre.

Les Bretons se regardèrent épouvantés.

— Vous voyez bien, dit Aramis, que mieux vaut les attendre.

Les rames échappèrent aux mains des matelots, et la petite barque, cessant d’avancer, se berça immobile à l’extrémité des vagues.

La nuit venait, mais le bâtiment avançait toujours.

On eût dit qu’il redoublait de vitesse avec l’obscurité. De temps en temps, comme un vautour au cou sanglant dresse la tête hors de son nid, le formidable feu grégeois s’élançait de ses flancs et jetait au milieu de l’océan sa flamme comme une neige incandescente.

Enfin, il arriva à la portée du mousquet.

Tous les hommes étaient sur le pont, l’arme au bras, les canonniers à leurs pièces ; les mèches brûlaient.

On eût dit qu’il s’agissait d’aborder une frégate et de combattre un équipage supérieur en nombre, et non de prendre un canot monté par quatre hommes.

— Rendez-vous ! s’écria le commandant de la balancelle, à l’aide de son porte-voix.

Les matelots regardèrent Aramis.

Aramis fit un signe de tête.

Le patron Yves fit flotter un chiffon blanc au bout d’une gaffe.

C’était une manière d’amener le pavillon.

Le bâtiment avançait comme un cheval de course.

Il lança une nouvelle fusée grégeoise, qui vint tomber à vingt pas du petit canot, et qui le mit en lumière mieux que n’eût fait un rayon du plus ardent soleil.

— Au premier signe de résistance, cria le commandant de la balancelle, feu !

Les soldats abaissèrent leurs mousquets.

— Puisqu’on vous dit qu’on se rend ! cria le patron Yves.

— Vivants ! vivants, capitaine ! crièrent quelques soldats exaltés ; il faut les prendre vivants !

— Eh bien, oui, vivants, dit le capitaine.

Puis, se tournant vers les Bretons :

— Vous avez tous la vie sauve, mes amis ! cria-t-il, sauf M. le chevalier d’Herblay.

Aramis tressaillit imperceptiblement.

Un instant son œil se fixa sur les profondeurs de l’Océan, éclairé à sa surface par les dernières lueurs du feu grégeois, lueurs qui couraient aux flancs des vagues, jouaient à leurs cimes comme des panaches, et rendaient plus sombres, plus mystérieux et plus terribles encore les abîmes qu’elles couvraient.

— Vous entendez, Monseigneur ? firent les matelots.

— Oui.

— Qu’ordonnez-vous ?

— Acceptez.

— Mais vous, Monseigneur ?

Aramis se pencha plus avant, et joua du bout de ses doigts blancs et effilés avec l’eau verdâtre de la mer, à laquelle il souriait comme à une amie.

— Acceptez ! répéta-t-il.

— Nous acceptons, répétèrent les matelots ; mais quel gage aurons-nous ?

— La parole d’un gentilhomme, dit l’officier. Sur mon grade et sur mon nom, je jure que tout ce qui n’est point M. le chevalier d’Herblay aura la vie sauve. Je suis lieutenant de la frégate du roi la Pomone, et je me nomme Louis-Constant de Pressigny.

D’un geste rapide, Aramis, déjà courbé vers la mer, déjà à demi penché hors de la barque, d’un geste rapide, Aramis releva la tête, se dressa tout debout, et l’œil ardent, enflammé, le sourire sur les lèvres :

— Jetez l’échelle, Messieurs, dit-il, comme si c’eût été à lui qu’appartînt le commandement.

On obéit.

Alors Aramis, saisissant la rampe de corde,