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ments, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.

Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil d’Aramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par l’ouverture, l’air, le jour et le soleil.

Aussi, à peine eut-il tourné l’angle qui séparait le troisième compartiment du quatrième, qu’il aperçut à cent pas de lui la barque balancée par les flots ; là étaient ses amis ; là était la liberté ; là était la vie après la victoire.

Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la voûte ; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il touchait au canot.

Soudain, il sentit ses genoux fléchir : ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui.

— Oh ! oh ! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend ; voilà que je ne peux plus marcher. Qu’est-ce à dire ?

À travers l’ouverture, Aramis l’apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s’arrêtait ainsi.

— Venez, Porthos ! criait Aramis, venez ! venez vite !

— Oh ! répondit le géant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis.

En disant ces mots, il tomba sur ses genoux ; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva.

— Vite ! vite ! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras.

— Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus.

— Au nom du ciel ! Porthos, arrivez ! arrivez ! le baril va sauter !

— Arrivez, Monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se débattait comme dans un rêve.

Mais il n’était plus temps : l’explosion retentit, la terre se crevassa, la fumée, qui s’élança par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d’une gigantesque chimère ; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des quartiers sous l’effort des coins ; on vit s’élancer une portion de la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides ; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux de fumée ; puis on vit osciller d’abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence de l’explosion n’avait pu déraciner de leurs socles séculaires ; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.

Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu’il avait perdues ; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui n’étaient plus soutenus par les chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers qu’il venait de lancer contre lui.

Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint s’appuyer à chacune de ses paumes étendues ; il courba la tête, et une troisième masse granitique vint s’appesantir entre ses deux épaules.

Un instant, les bras de Porthos avaient plié ; mais l’hercule réunit toutes ses forces, et l’on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli s’écarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme l’ange antique du chaos ; mais, en écartant les roches latérales, il ôta son point d’appui au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe, s’appuyant de tout son poids, précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.

Le géant tomba sans crier à l’aide ; il tomba en répondant à Aramis par des mots d’encouragement et d’espoir, car un instant, grâce au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis vit le bloc s’affaisser ; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues s’affaissèrent déchirées, et la roche continua de s’abaisser graduellement.

— Porthos ! Porthos ! criait Aramis en s’arrachant les cheveux, Porthos, où es-tu ? Parle !

— Là ! là ! murmurait Porthos d’une voix qui s’éteignait ; patience ! patience !

À peine acheva-t-il ce dernier mot : l’impulsion de la chute augmenta la pesanteur ; l’énorme roche s’abattit, pressée par les deux autres qui s’abattirent sur elle, et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.

En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres.

Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s’élança vers la triple masse, et de ses mains délicates comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l’immense sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette fosse l’œil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile : les trois hommes plièrent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant s’épuiser dans une lutte inutile, murmura d’un ton railleur ces mots suprêmes venus jusqu’aux lèvres avec la suprême respiration :

— Trop lourd !

Après quoi, l’œil s’obscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir.

Avec lui s’affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore !

Les trois hommes laissèrent échapper le levier, qui roula sur la pierre tumulaire.

Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le cœur prêt à se rompre.

Plus rien ! Le géant dormait de l’éternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille.