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— Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi, allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis ; le pouvez-vous ?

— Parbleu ! répliqua Porthos.

Et il souleva le petit tonneau d’une seule main.

— Allumez.

— Attendez, dit Aramis, qu’ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d’eux.

— Allumez, répéta Porthos.

— Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage ; lancez ferme et accourez à nous.

— Allumez, dit une dernière fois Porthos.

— Vous avez compris ? dit Aramis.

— Parbleu ! dit encore Porthos, en riant d’un rire qu’il n’essayait pas même d’éteindre ; quand on m’explique, je comprends ; allez, et donnez-moi le feu.

Aramis donna l’amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main.

Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos, et se replia jusqu’à l’issue de la caverne, où les trois rameurs l’attendaient.

Porthos, demeuré seul, approcha bravement l’amadou de la mèche.

L’amadou, faible étincelle, principe premier d’un immense incendie, brilla dans l’obscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche qu’il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle.

La fumée s’était un peu dissipée, et à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets.

Ce fut un court, mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans l’ombre.

Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu’il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer.

Alors, ces hommes, déjà pleins d’effroi à la vue de ce qui s’était accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait s’accomplir, poussèrent tous à la fois un hurlement d’agonie.

Les uns essayèrent de s’enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin ; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés ; d’autres enfin tombèrent à genoux.

Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté s’il leur donnait la vie.

Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu ; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos.

Nous l’avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur l’amadou et la mèche ne dura que deux secondes ; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu’elle éclaira : d’abord le géant grandissant dans l’obscurité ; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement d’agonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs d’un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre.

Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes.

Au-dessus de ce sol pétri d’une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses.

Et tout cela était vu au feu tremblotant d’une mèche correspondant à un baril de poudre, c’est-à-dire à une torche qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir.

Comme je l’ai dit, ce spectacle ne dura qu’une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos.

Mais ceux qui recevaient l’ordre de tirer tremblaient tellement qu’à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne.

Un éclat de rire répondit à ce tonnerre ; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans l’air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu.

Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre.

L’officier avait suivi en l’air la brillante traînée ; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu’elle n’atteignit la poudre qu’il recélait.

Dévouement inutile : l’air avait activé la flamme attachée au conducteur ; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se trouva dévorée en trente secondes, et l’œuvre infernale éclata.

Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de l’explosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à une caverne de démons.

Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s’élança du milieu de la grotte, s’élargissant à mesure qu’il montait. Les grands murs de silex s’inclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades d’atomes blessants.

Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout s’éteignit dans un immense fracas ; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.

Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour, s’étendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles.

Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés d’argent.

Cherchez les officiers brillants d’or, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les pierres qui les ont tués, cherchez le sol qui les portait.

Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eût eu l’idée de créer le monde.

Il ne resta rien des trois premiers comparti-