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semble, dit naïvement Porthos ; le moyen de la mousqueterie est mauvais.

— Trouvez-en donc un autre.

— Je l’ai trouvé ! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsqu’ils seront entrés par flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute ! Hein ! qu’en dites-vous, du projet ? vous sourit-il ?

— Excellent, cher ami, parfait ! j’approuve fort ; seulement, vous les effrayerez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce qu’il nous faut, mon bon ami, c’est la destruction entière de la troupe ; un seul homme resté debout nous perd.

— Vous avez raison, mon ami ; mais comment les attirer, je vous prie ?

— En ne bougeant pas, mon bon Porthos.

— Ne bougeons pas ; mais, quand il seront tous bien réunis ?…

— Alors, laissez-moi faire, j’ai une idée.

— S’il en est ainsi, et que votre idée soit bonne… et elle doit être bonne, votre idée… je suis tranquille.

— En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront.

— Mais vous, que ferez-vous ?

— Ne vous inquiétez pas de moi ; j’ai ma besogne.

— J’entends des voix, ce me semble.

— Ce sont eux. À votre poste !… Tenez-vous à la portée de ma voix et de ma main.

Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était absolument noir.

Aramis se glissa dans le troisième ; le géant tenait en main une barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier, qui avait servi à faire rouler la barque.

Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu’à la falaise.

Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, s’occupait à une manœuvre mystérieuse.

On entendit un commandement proféré à voix haute. C’était le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu.

Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une fumée opaque emplit l’espace.

— À gauche ! à gauche ! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé par l’odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté.

La troupe se précipita effectivement à gauche ; le couloir allait se rétrécissant ; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets.

— Venez ! venez ! cria-t-il, je vois du jour !

— Frappez, Porthos ! cria la voix sépulcrale d’Aramis.

Porthos poussa un soupir, mais il obéit.

La barre de fer tomba d’aplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva et s’abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres.

Les soldats ne voyaient rien ; ils entendaient des cris, des soupirs ; ils foulaient des corps, mais n’avaient pas encore compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres.

L’implacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton sans qu’un seul bruit eût averti le deuxième, qui s’avançait tranquillement.

Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine s’était fait un flambeau.

En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à l’ange exterminateur, avait détruit tout ce qu’il avait touché, le premier rang recula d’épouvante. Nulle fusillade n’avait répondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait littéralement dans le sang.

Porthos était toujours derrière son pilier.

Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu’au pilier derrière lequel était caché Porthos.

Alors une main gigantesque sortit de l’ombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement ; ses bras s’étendirent battant l’air, la torche tomba et s’éteignit dans le sang.

Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin.

Tout cela s’était fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui l’accompagnaient s’étaient retournés ; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite ; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans l’obscurité.

Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria :

— Feu !

Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d’énormes morceaux aux voûtes.

La caverne s’éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée.

Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.


CCLVI

LA MORT D’UN TITAN


Au moment où Porthos, plus habitué à l’obscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille :

— Venez !

— Oh ! fit Porthos.

— Chut ! dit Aramis encore plus bas.

Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait d’avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne.

Aramis conduisit Porthos dans l’avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait d’attacher une mèche.