Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie l’évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberté.

— Je le veux bien, monsieur ; mais…

— Mais cela nous rendra service ; car, en annonçant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce pour nous, en l’instruisant de la manière dont cette soumission s’est opérée.

— Grâce ! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce ! qu’est-ce que ce mot-là !

Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors qu’il voulait avertir Porthos qu’il avait fait ou qu’il allait faire quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain.

— J’irai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de grâce prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant d’enthousiasme les exploits héroïques.

— Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez l’expression de toute notre reconnaissance.

— Mais vous, Messieurs, vous que je m’honore d’appeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps ? reprit l’officier tout ému, en prenant congé des deux anciens adversaires de son père.

— Nous, nous attendons ici.

— Mais, mon Dieu !… l’ordre est formel !

— Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l’on ne passe pas plus par les armes un évêque que l’on ne pend un gentilhomme.

— Ah ! oui, Monsieur, oui, Monseigneur, reprit Biscarrat ; oui, c’est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de l’expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, Messieurs, ou plutôt, au revoir !

En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu’on avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.

Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos :

— Eh bien, comprenez-vous ? dit-il.

— Ma foi, non.

— Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici ?

— Non, c’est un brave garçon.

— Oui ; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse ?

— Ah ! c’est vrai, c’est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain.

— S’il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos ! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore.


CCLIII

LA GROTTE DE LOCMARIA


Le souterrain de Locmaria était assez éloigné du môle pour que les deux amis dussent ménager leurs forces avant d’y arriver.

D’ailleurs, la nuit s’avançait ; minuit avait sonné au fort ; Porthos et Aramis étaient chargés d’argent et d’armes.

Ils cheminaient donc dans la lande qui sépare le môle de ce souterrain, écoutant tous les bruits et tâchant d’éviter toutes les embûches.

De temps en temps, sur la route qu’ils avaient soigneusement laissée à leur gauche, passaient des fuyards venant de l’intérieur des terres, à la nouvelle du débarquement des troupes royales.

Aramis et Porthos, cachés derrière quelque anfractuosité de rocher, recueillaient les mots échappés aux pauvres gens qui fuyaient tout tremblants, portant avec eux leurs effets les plus précieux, et tâchaient, en entendant leurs plaintes, d’en conclure quelque chose pour leur intérêt.

Enfin, après une course rapide, mais fréquemment interrompue par des stations prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes dans lesquelles le prévoyant évêque de Vannes avait eu soin de faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable de tenir la mer dans cette belle saison.

— Mon bon ami, dit Porthos après avoir respiré bruyamment, nous sommes arrivés, à ce qu’il me paraît ; mais je crois que vous m’avez parlé de trois hommes, de trois serviteurs qui devaient nous accompagner. Je ne les vois pas ; où sont-ils donc ?

Pourquoi les verriez-vous, cher Porthos ? répondit Aramis. Ils nous attendent certainement dans la caverne, et, sans nul doute, ils se reposent un moment après avoir accompli ce rude et difficile travail.

Aramis arrêta Porthos, qui se préparait à entrer dans le souterrain.

— Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au géant, me permettre de passer le premier ? Je connais le signal que j’ai donné à nos hommes, et nos gens, ne l’entendant pas, seraient dans le cas de faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans l’ombre.

— Allez, cher Aramis, allez le premier, vous êtes tout sagesse et tout prudence, allez. Aussi bien, voilà cette fatigue dont je vous ai parlé qui me reprend encore une fois.

Aramis laissa Porthos s’asseoir à l’entrée de la grotte, et, courbant la tête, il pénétra dans l’intérieur de la caverne en imitant le cri de la chouette.

Un petit roucoulement plaintif, un cri à peine distinct, répondit dans la profondeur du souterrain.

Aramis continua sa marche prudente, et bientôt il fut arrêté par le même cri qu’il avait le premier fait entendre, et ce cri était lancé à dix pas de lui.

— Êtes-vous là, Yves ? fit l’évêque.

— Oui, Monseigneur. Goennec est là aussi. Son fils nous accompagne.

— Bien. Toutes choses sont-elles prêtes ?

— Oui, Monseigneur.

— Allez un peu à l’entrée des grottes, mon bon Yves, et vous y trouverez le seigneur de Pierrefonds, qui se repose, fatigué qu’il est de sa course. Et si, par hasard, il ne peut pas marcher, enlevez-le et l’apportez ici près de moi.

Les trois Bretons obéirent. Mais la recommandation d’Aramis à ses serviteurs était inutile. Porthos, rafraîchi, avait déjà lui-même commencé la descente, et son pas pesant résonnait au milieu des cavités formées et soutenues par les colonnes de silex et de granit.

Dès que le seigneur de Bracieux eut rejoint l’évêque, les Bretons allumèrent une lanterne dont ils s’étaient munis, et Porthos assura son ami qu’il se sentait désormais fort comme à l’ordinaire.

— Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous d’abord de ce qu’il renferme.

— N’approchez pas trop la lumière, dit le patron Yves ; car, ainsi que vous avez bien voulu