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— Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain ; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer !

— Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi ?

— Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de l’île ; nous y gagnons que, si l’île est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupçonneront pas qu’on puisse s’échapper et cesseront de surveiller.

— Je comprends.

— Eh bien, les jambes ?

— Oh ! excellentes en ce moment.

— Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et l’espoir. D’Artagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu ! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je touche la terre d’Espagne, je vous jure, ajouta l’évêque avec une énergie terrible, que votre brevet de duc n’est pas aussi aventuré qu’on veut bien le dire.

— Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon.

Tout à coup, un cri se fit entendre :

— Aux armes !

Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient, porter la surprise chez l’un et l’inquiétude chez l’autre.

Aramis ouvrit la fenêtre ; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs postes.

— La flotte ! la flotte ! cria un soldat qui reconnut Aramis.

— La flotte ? répéta celui-ci.

— À demi-portée de canon, continua le soldat.

— Aux armes ! cria Aramis.

— Aux armes ! répéta formidablement Porthos.

Et tous deux s’élancèrent vers le môle, pour se mettre à l’abri derrière les batteries.

On vit s’approcher des chaloupes chargées de soldats ; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points à la fois.

— Que faut-il faire ? demanda un officier de garde.

— Arrêtez-les ; et, si elles poursuivent, feu ! dit Aramis.

Cinq minutes après, la canonnade commença.

C’étaient les coups de feu que d’Artagnan avait entendus en abordant en France.

Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste ; elles abordèrent ; le combat commença presque corps à corps.

— Qu’avez-vous, Porthos ? dit Aramis à son ami.

— Rien… les jambes… c’est vraiment incompréhensible… elles se remettront en chargeant.

En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des blessés qu’ils emportèrent.

— Eh ! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite.

Porthos s’abaissa sur l’escalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de l’armée royale qui attendait, pour s’embarquer, que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu’un coup de feu fût tiré sur lui.

— Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis.

— Eh bien, s’écria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes !

— Ce n’est pas avec mes jambes que je l’ai pris, répliqua Porthos tristement, c’est avec mon bras.


CCLII

LE FILS DE BISCARRAT.


Les Bretons de l’île étaient tout fiers de cette victoire ; Aramis ne les encouragea pas.

— Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, c’est que la colère du roi s’éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand l’île sera prise ; ce qui ne peut manquer d’advenir.

— Il en résulte, dit Porthos, que nous n’avons rien fait d’utile ?

— Pour le moment, si fait, répliqua l’évêque ; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.

— Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple : nous allons souper, nous l’inviterons ; en buvant, il parlera.

Ce qui fut fait. L’officier, un peu inquiet d’abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire.

Il donna, n’ayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de d’Artagnan.

Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de l’expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Isle. Là s’arrêtèrent ses explications.

Aramis et Porthos échangèrent un coup d’œil qui témoignait de leur désespoir.

Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de d’Artagnan, plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite.

Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Isle.

— Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre après.

Aramis et Porthos se regardèrent encore.

Le rouge monta au visage de tous deux.

— Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis ; les gens comme moi ne se pendent pas.

— Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos ; les gens comme moi cassent la corde.

— Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la faveur d’une mort à votre choix.

— Mille remercîments, dit sérieusement Aramis.

Porthos s’inclina.

— Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même.

De propos en propos, le souper se prolongea ; l’officier, qui était un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de l’esprit d’Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos.

— Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question ; mais des gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de s’oublier un peu.

— Adressez, dit Porthos, adressez.

— Parlez, fit Aramis.

— N’étiez-vous pas, Messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi ?