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c’est que la lassitude. Un soir qu’il se levait de table, ses jambes lui manquèrent.


Il avait pu voir les débris humains épars dans les bruyères.

— Il avait bien soupé, dit Aramis, et voilà pourquoi il chancelait.

— Bah ! un ami de M. de Bassompierre ? Allons, donc ! Non, vous dis-je : il s’étonna de cette lassitude, et dit à ma mère, qui le raillait : « Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme défunt M. du Vallon, mon père ? »

— Eh bien ? fit Aramis.

— Eh bien, bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit, le pied lui manqua dès la première marche ; l’escalier était roide ; mon père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le gond lui ouvrit la tempe : il resta mort sur la place.

Aramis, levant les yeux sur son ami :

— Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il ; n’en inférons pas qu’il puisse s’en présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force d’être superstitieux, mon brave Porthos ; d’ailleurs, où est-ce qu’on voit vos jambes fléchir ? Jamais vous n’avez été si roide et si superbe ; vous porteriez une maison sur vos épaules.

— En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos ; mais, il y a un moment, je vacillais, je m’affaissais, et, depuis tantôt, ce phénomène, comme vous dites, s’est présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur ; mais cela me contrariait ; la vie est une agréable chose. J’ai de l’argent ; j’ai de belles terres ; j’ai des chevaux que j’aime ; j’ai aussi des amis que j’aime : d’Artagnan, Athos, Raoul et vous.

L’admirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à Aramis le rang qu’il lui donnait dans ses amitiés.

Aramis lui serra la main.

— Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour conserver au monde des échantillons d’hommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami : nous n’avons aucune réponse de d’Artagnan, c’est bon signe ; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et dégarnir la mer. J’ai ordonné, moi, tout à l’heure, qu’on roulât une barque sur des rouleaux jusqu’à l’issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait l’affût pour les renards.

— Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le jour où ce superbe renard s’échappa par là.