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Porthos et Aramis, muets et frissonnants en haut du parapet, crièrent au mousquetaire :

— Cher d’Artagnan, prenez garde !

D’Artagnan les fit taire du geste, leva son pied avec un calme effrayant pour gravir une marche, et se retourna, l’épée à la main, pour voir si l’officier le suivrait.

L’officier fit un signe de croix et marcha.

Porthos et Aramis, qui connaissaient leur d’Artagnan, poussèrent un cri et se précipitèrent pour arrêter le coup, qu’ils croyaient déjà entendre.

Mais d’Artagnan, passant l’épée dans la main gauche :

— Monsieur, dit-il à l’officier d’une voix émue, vous êtes un brave homme. Vous devez mieux comprendre ce que je vais vous dire maintenant, que ce que je vous ai dit tout à l’heure.

— Parlez, monsieur d’Artagnan, parlez, répondit le brave officier.

— Ces messieurs que nous venons voir, et contre lesquels vous avez des ordres, sont mes amis.

— Je le sais, Monsieur.

— Vous comprenez si je dois agir avec eux comme vos instructions vous le prescrivent.

— Je comprends vos réserves.

— Eh bien, permettez-moi de causer avec eux sans témoins.

— Monsieur d’Artagnan, si je cédais à votre demande, si je faisais ce dont vous me priez, je manquerais à ma parole ; mais, si je ne le fais pas, je vous désobligerai. J’aime mieux l’un que l’autre. Causez avec vos amis, et ne me méprisez pas, Monsieur, de faire par amour pour vous, que j’estime et que j’honore, ne me méprisez pas de faire pour vous, pour vous seul, une vilaine action.

D’Artagnan, ému, passa rapidement ses bras au cou de ce jeune homme, et monta près de ses amis.

L’officier, enveloppé dans son manteau, s’assit sur les marches, couvertes d’algues humides.

— Eh bien, dit d’Artagnan à ses amis, voilà la position ; jugez.

Ils s’embrassèrent tous trois. Tous trois se tinrent serrés dans les bras l’un de l’autre, comme aux beaux jours de la jeunesse.

— Que signifient toutes ces rigueurs ? demanda Porthos.

— Vous devez en soupçonner quelque chose, cher ami, répliqua d’Artagnan.

— Pas trop, je vous l’assure, mon cher capitaine ; car, enfin, je n’ai rien fait, ni Aramis non plus, se hâta d’ajouter l’excellent homme.

D’Artagnan lança au prélat un regard de reproche, qui pénétra ce cœur endurci.

— Cher Porthos ! s’écria l’évêque de Vannes.

— Vous voyez ce qu’on a fait, dit d’Artagnan : interception de tout ce qui vient de Belle-Isle, de tout ce qui s’y rend. Vos bateaux sont tous saisis. Si vous aviez essayé de fuir, vous tombiez entre les mains des croiseurs qui sillonnent la mer et qui vous guettent. Le roi vous veut et vous prendra.

Et d’Artagnan s’arracha furieusement quelques poils de sa moustache grise.

Aramis devint sombre, et Porthos colère.

— Mon idée était celle-ci, continua d’Artagnan : vous faire venir à mon bord tous deux, vous avoir près de moi, et puis vous rendre libres. Mais, à présent, qui me dit qu’en retournant sur mon navire, je ne rencontrerai pas un supérieur, que je ne trouverai pas des ordres secrets qui m’enlèvent mon commandement pour le donner à quelque autre que moi, et qui disposeront de moi et de vous sans nul espoir de secours ?

— Il faut demeurer à Belle-Isle, dit résolument Aramis, et je vous réponds, moi, que je ne me rendrai qu’à bon escient.

Porthos ne dit rien. D’Artagnan remarqua le silence de son ami.

— J’ai à essayer encore de cet officier, de ce brave qui m’accompagne, et dont la courageuse résistance me rend bien heureux ; car elle accuse un honnête homme, lequel, encore que notre ennemi, vaut mille fois mieux qu’un lâche complaisant. Essayons, et sachons de lui ce qu’il a le droit de faire, ce que sa consigne lui permet ou lui défend.

— Essayons, dit Aramis.

D’Artagnan vint au parapet, se pencha vers les degrés du môle, et appela l’officier, qui monta aussitôt.

— Monsieur, lui dit d’Artagnan, après l’échange des courtoisies les plus cordiales, naturelles entre gentilshommes qui se connaissent et s’apprécient dignement ; Monsieur, si je voulais emmener ces messieurs d’ici, que feriez-vous ?

— Je ne m’y opposerais pas, Monsieur ; mais, ayant ordre direct, ordre formel, de les prendre sous ma garde, je les garderais.

— Ah ! fit d’Artagnan.

— C’est fini ! dit Aramis sourdement.

Porthos ne bougea pas.

— Emmenez toujours Porthos, dit l’évêque de Vannes ; il saura prouver au roi, je l’y aiderai, et vous aussi, monsieur d’Artagnan, qu’il n’est pour rien dans cette affaire.

— Hum ! fit d’Artagnan. Voulez-vous venir ? voulez-vous me suivre, Porthos ? Le roi est clément.

— Je demande à réfléchir, dit Porthos noblement.

— Vous restez ici, alors ?

— Jusqu’à nouvel ordre ! s’écria Aramis avec vivacité.

— Jusqu’à ce que nous ayons eu une idée, reprit d’Artagnan, et je crois maintenant que ce ne sera pas long, car j’en ai déjà une.

— Disons-nous adieu, alors, reprit Aramis, mais, en vérité, cher Porthos, vous devriez partir.

— Non ! dit laconiquement celui-ci.

— Comme il vous plaira, reprit Aramis, un peu blessé dans sa susceptibilité nerveuse, du ton morose de son compagnon. Seulement, je suis rassuré par la promesse d’une idée de d’Artagnan ; idée que j’ai devinée, je crois.

— Voyons, fit le mousquetaire en approchant son oreille de la bouche d’Aramis.

Celui-ci dit au capitaine plusieurs mots rapides, auxquels d’Artagnan répondit :

— Précisément cela.

— Immanquable, alors ! s’écria Aramis joyeux.

— Pendant la première émotion que causera ce parti pris, arrangez-vous, Aramis.

— Oh ! n’ayez pas peur.

— Maintenant, Monsieur, dit d’Artagnan à l’officier, merci mille fois ! Vous venez de vous faire trois amis à la vie, à la mort.

— Oui, répliqua Aramis.

Porthos seul ne dit rien et acquiesça de la tête.

D’Artagnan, ayant tendrement embrassé ses deux vieux amis, quitta Belle-Isle, avec l’inséparable compagnon que M. Colbert lui avait donné.

Ainsi, à part l’espèce d’explication dont le digne Porthos avait bien voulu se contenter, rien n’était changé en apparence au sort des uns et des autres.

— Seulement, dit Aramis, il y a l’idée de d’Artagnan.