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que je me suis parfaitement rendu compte de notre situation vis-à-vis du roi Louis, je crois, cher ami, qu’il est temps de me faire comprendre l’intrigue politique dont nous sommes les victimes ; car je vois bien qu’il y a une intrigue politique là-dessous.

— D’Artagnan, mon bon Porthos, d’Artagnan va venir, et vous la détaillera dans toutes ses circonstances : mais, excusez-moi ; je suis navré de douleur, accablé par la peine, et j’ai besoin de toute ma présence d’esprit, de toute ma réflexion, pour vous sortir du mauvais pas où je vous ai si imprudemment engagé ; mais rien de plus clair désormais, rien de plus net que la position. Le roi Louis XIV n’a plus maintenant qu’un seul ennemi : cet ennemi, c’est moi, moi seul. Je vous ai fait prisonnier, vous m’avez suivi, je vous libère aujourd’hui, vous revolez vers votre prince, Vous le voyez, Porthos, il n’y a pas une seule difficulté dans tout ceci.

— Croyez-vous ? fit Porthos.

— J’en suis bien sûr.

— Alors pourquoi, dit l’admirable bon sens de Porthos, alors pourquoi, si nous sommes dans une aussi facile position, pourquoi, mon bon ami, préparons-nous des canons, des mousquets et des engins de toute sorte ? Plus simple, il me semble, est de dire au capitaine d’Artagnan : « Cher ami, nous nous sommes trompés, c’est à refaire ; ouvrez-nous la porte, laissez-nous passer, et bonjour ! »

— Ah ! voilà ! dit Aramis en secouant la tête.

— Comment, voilà ? Est-ce que vous n’approuvez pas ce plan, cher ami ?

— J’y vois une difficulté.

— Laquelle ?

— L’hypothèse où d’Artagnan viendrait avec de tels ordres, que nous soyons obligés de nous défendre.

— Allons donc ! nous défendre contre d’Artagnan ? Folie ! Ce bon d’Artagnan !…

Aramis secoua encore une fois la tête.

— Porthos, dit-il, si j’ai fait allumer les mèches et pointer les canons, si j’ai fait retentir le signal d’alarme, si j’ai appelé tout le monde à son poste sur les remparts, ces bons remparts de Belle-Isle que vous avez si bien fortifiés, c’est pour quelque chose. Attendez pour juger, ou plutôt, non, n’attendez pas…

— Que faire ?

— Si je le savais, ami, je l’eusse dit.

— Mais il y a une chose bien plus simple que de se défendre : un bateau, et en route pour la France, où…

— Cher ami, dit Aramis en souriant avec une sorte de tristesse, ne raisonnons pas comme des enfants ; soyons hommes pour le conseil et pour l’exécution. Tenez, voici qu’on hèle du port une embarcation quelconque. Attention, Porthos, sérieuse attention !

— C’est d’Artagnan, sans doute, dit Porthos d’une voix de tonnerre en s’approchant du parapet.

— Oui, c’est moi répondit le capitaine des mousquetaires en sautant légèrement les degrés du môle.

Et il monta rapidement jusqu’à la petite esplanade où l’attendaient ses deux amis.

Une fois en chemin Porthos et Aramis distinguèrent un officier qui suivait d’Artagnan, emboîtant le pas dans chacun des pas du capitaine.

Le capitaine s’arrêta sur les degrés du môle, à moitié route. Son compagnon l’imita.

— Faites retirer vos gens, cria d’Artagnan à Porthos et à Aramis ; faites-les retirer hors de la portée de la voix.

L’ordre, donné par Porthos, fut exécuté à l’instant même.

Alors d’Artagnan, se tournant vers celui qui le suivait :

— Monsieur, lui dit-il, nous ne sommes plus ici sur la flotte du roi, où, en vertu de vos ordres, vous me parliez si arrogamment tout à l’heure.

— Monsieur, répondit l’officier, je ne vous parlais pas arrogamment ; j’obéissais simplement, mais rigoureusement, à ce qui m’a été commandé. On m’a dit de vous suivre, je vous suis. On m’a dit de ne pas vous laisser communiquer avec qui que ce soit sans prendre connaissance de ce que vous feriez ; je me mêle à vos communications.

D’Artagnan frémit de colère, et Porthos et Aramis qui entendaient ce dialogue, frémirent aussi, mais d’inquiétude et de crainte.

D’Artagnan, mâchant sa moustache avec cette vivacité qui décelait en lui l’état d’une exaspération la plus voisine d’un éclat terrible, se rapprocha de l’officier.

— Monsieur, dit-il d’une voix plus basse et d’autant plus accentuée, qu’elle affectait un calme profond et se gonflait de tempête, Monsieur, quand j’ai envoyé un canot ici, vous avez voulu savoir ce que j’écrivais aux défenseurs de Belle-Isle. Vous m’avez montré un ordre ; à l’instant même, à mon tour, je vous ai montré le billet que j’écrivais. Quand le patron de la barque envoyée par moi fut de retour, quand j’ai reçu la réponse de ces deux messieurs (et il désignait de la main à l’officier Aramis et Porthos), vous avez entendu jusqu’au bout le discours du messager. Tout cela était bien dans vos ordres ; tout cela est bien suivi, bien exécuté, bien ponctuel, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur, balbutia l’officier ; oui, sans doute, Monsieur… mais…

— Monsieur, continua d’Artagnan en s’échauffant, Monsieur, quand j’ai manifesté l’intention de quitter mon bord pour passer à Belle-Isle, vous avez exigé de m’accompagner ; je n’ai point hésité : je vous ai emmené. Vous êtes bien à Belle-Isle, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur ; mais…

— Mais… il ne s’agit plus de M. Colbert, qui vous a fait tenir cet ordre, ou de qui que ce soit au monde, dont vous suivez les instructions : il s’agit ici d’un homme qui gêne M. d’Artagnan, et qui se trouve avec M. d’Artagnan seul, sur les marches d’un escalier, que baignent trente pieds d’eau salée ; mauvaise position pour cet homme, mauvaise position, Monsieur ! je vous en avertis.

— Mais, Monsieur, si je vous gêne, dit timidement et presque craintivement l’officier, c’est mon service qui…

— Monsieur vous avez eu le malheur, vous ou ceux qui vous envoient, de me faire une insulte. Elle est faite. Je ne peux m’en prendre à ceux qui vous cautionnent ; ils me sont inconnus, ou sont trop loin. Mais vous vous trouvez sous ma main, et je jure Dieu que, si vous faites un pas derrière moi, quand je vais lever le pied pour monter auprès de ces messieurs… je jure mon nom, que je vous fends la tête d’un coup d’épée, et que je vous jette à l’eau. Oh ! il arrivera ce qu’il arrivera. Je ne me suis jamais mis que six fois en colère dans ma vie, Monsieur, et les cinq fois qui ont précédé celle-ci, j’ai tué mon homme.

L’officier ne bougea pas ; il pâlit sous cette terrible menace, et répondit avec simplicité :

— Monsieur, vous avez tort d’aller contre ma consigne.