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— C’est possible ; alors, que faire ? Si d’Artagnan nous appelle, cependant…

— Qui vous dit que c’est d’Artagnan ?

— Ah ! alors… Mais son écriture…

— On contrefait une écriture. Celle-ci est contrefaite, tremblée.

— Vous avez toujours raison ; mais, en attendant, nous ne savons rien.

Aramis se tut.

— Il est vrai, dit le bon Porthos, que nous n’avons besoin de rien savoir.

— Que ferai-je, moi ? demanda Jonathas.

— Tu retourneras près de ce capitaine.

— Oui, Monseigneur.

— Et tu lui diras que nous le prions de venir lui-même dans l’île.

— Je comprends, dit Porthos.

— Oui, Monseigneur, répondit Jonathas ; mais, si ce capitaine refuse de venir à Belle-Isle ?…

— S’il refuse, comme nous avons des canons, nous en ferons usage.

— Contre d’Artagnan ?

— Si c’est d’Artagnan, Porthos, il viendra. Pars, Jonathas, pars.

— Ma foi ! je ne comprends plus rien du tout, murmura Porthos.

— Je vais tout vous faire comprendre, cher ami, le moment en est venu. Asseyez-vous sur cet affût, ouvrez vos oreilles et écoutez-moi bien.

— Oh ! j’écoute, pardieu ! n’en doutez pas.

— Puis-je partir, Monseigneur ? cria Jonathas.

— Pars, et reviens avec une réponse. Laissez passer le canot vous autres !

Le canot partit pour aller rejoindre le navire.

Aramis prit la main de Porthos et commença les explications.


CCXLIX

LES EXPLICATIONS D’ARAMIS


— Ce que j’ai à vous dire, ami Porthos, va probablement vous surprendre, mais vous instruire aussi.

— J’aime à être surpris, dit Porthos avec bienveillance ; ne me ménagez donc pas, je vous prie. Je suis dur aux émotions ; ne craignez donc rien, parlez.

— C’est difficile, Porthos, c’est… difficile ; car, en vérité, je vous en préviens une seconde fois, j’ai des choses bien étranges, bien extraordinaires à vous dire.

— Oh ! vous parlez si bien, cher ami, que je vous écouterais pendant des journées entières. Parlez donc, je vous en prie, et, tenez, il me vient une idée : je vais, pour vous faciliter la besogne, je vais, pour vous aider à me dire ces choses étranges, vous questionner.

— Je le veux bien.

— Pourquoi allons-nous combattre, cher Aramis ?

— Si vous me faites beaucoup de questions semblables à celle-là, si c’est ainsi que vous voulez faciliter ma besogne, mon besoin de révélation, en m’interrogeant ainsi, Porthos, vous ne me faciliterez en rien. Bien au contraire, c’est précisément là le nœud gordien. Tenez, ami, avec un homme bon, généreux et dévoué comme vous l’êtes, il faut, pour lui et pour soi-même, commencer la confession avec bravoure. Je vous ai trompé, mon digne ami.

— Vous m’avez trompé ?

— Mon Dieu, oui.

— Était-ce pour mon bien, Aramis ?

— Je l’ai cru, Porthos ; je l’ai cru sincèrement, mon ami.

— Alors, fit l’honnête seigneur de Bracieux, vous m’avez rendu service, et je vous en remercie ; car, si vous ne m’aviez pas trompé, j’aurais pu me tromper moi-même. En quoi donc m’avez-vous trompé ? Dites.

— C’est que je servais l’usurpateur, contre lequel Louis XIV dirige en ce moment tous ses efforts.

— L’usurpateur, dit Porthos en se grattant le front, c’est… Je ne comprends pas trop bien.

— C’est l’un des deux rois qui se disputent la couronne de France.

— Fort bien !… Alors, vous serviez celui qui n’est pas Louis XIV ?

— Vous venez de dire le vrai mot, du premier coup.

— Il en résulte que…

— Il en résulte que nous sommes des rebelles, mon pauvre ami.

— Diable ! diable !… s’écria Porthos désappointé.

— Oh ! mais, cher Porthos, soyez calme, nous trouverons encore bien moyen de nous sauver, croyez-moi.

— Ce n’est pas cela qui m’inquiète, répondit Porthos ; ce qui me touche seulement, c’est ce vilain mot de rebelles.

— Ah ! voilà !…

— Et, de cette façon, la duché qu’on m’a promise…

— C’est l’usurpateur qui le donnait.

— Ce n’est pas la même chose, Aramis, fit majestueusement Porthos.

— Ami, s’il n’eût tenu qu’à moi, vous fussiez devenu prince.

Porthos se mit à mordre ses ongles avec mélancolie.

— Voilà, continua-t-il, en quoi vous avez eu tort de me tromper ; car cette duché promise, j’y comptais. Oh ! j’y comptais sérieusement, vous sachant homme de parole, mon cher Aramis.

— Pauvre Porthos ! Pardonnez-moi, je vous en supplie.

— Ainsi donc, insista Porthos sans répondre à la prière de l’évêque de Vannes, ainsi donc, je suis bien brouillé avec le roi Louis XIV ?

— J’arrangerai cela, mon bien bon ami, j’arrangerai cela. Je prendrai tout cela sur moi seul.

— Aramis !…

— Non, non, Porthos, je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas de fausse générosité ! pas de dévouement inopportun ! Vous ne saviez rien de mes projets. Vous n’avez rien fait par vous-même. Moi, c’est différent. Je suis seul l’auteur du complot. J’avais besoin de mon inséparable compagnon ; je vous ai appelé et vous êtes venu à moi, en vous souvenant de notre ancienne devise : « Tous pour un, un pour tous. » Mon crime, cher Porthos, est d’avoir été égoïste.

— Voilà une parole que j’aime, dit Porthos, et, dès que vous avez agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en vouloir. C’est si naturel !

Et, sur ce mot sublime, Porthos serra cordialement la main de son ami.

Aramis, en présence de cette naïve grandeur d’âme, se trouva petit. C’était la deuxième fois qu’il se voyait contraint de plier devant la réelle supériorité du cœur, bien plus puissante que la splendeur de l’esprit.

Il répondit par une muette et énergique pression à la généreuse caresse de son ami.

— Maintenant, dit Porthos, que nous nous sommes parfaitement expliqués ; maintenant