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qui, par conséquent, n’a pas su que j’arrêtais M. Fouquet ; Monsieur, qui a fait faire la cage de fer à son patron d’hier, a expédié M. de Boucherat dans le logis de M. Fouquet, et que, pour enlever les papiers du surintendant, on a enlevé tous les meubles. Mes mousquetaires étaient autour de la maison depuis le matin. Voilà mes ordres. Pourquoi s’est-on permis de les faire entrer dedans ? pourquoi, en les forçant d’assister à ce pillage, les en a-t-on rendus complices ? Mordious ! nous servons le roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert !

— Monsieur d’Artagnan, dit le roi sévèrement, prenez garde, ce n’est pas en ma présence que de pareilles explications, faites sur ce ton, doivent avoir lieu.

— J’ai agi pour le bien du roi, dit Colbert d’une voix altérée ; il m’est dur d’être traité de la sorte par un officier de Sa Majesté, et cela sans vengeance, à cause du respect que je dois au roi.

— Le respect que vous devez au roi, s’écria d’Artagnan, dont les yeux flamboyèrent, consiste d’abord à faire chérir sa personne. Tout agent d’un pouvoir sans contrôle représente ce pouvoir, et, quand les peuples maudissent la main qui les frappe, c’est à la main royale que Dieu fait reproche, entendez-vous ? Faut-il qu’un soldat endurci depuis quarante années aux plaies et au sang vous donne cette leçon, Monsieur ? Faut-il que la miséricorde soit de mon côté, la férocité du vôtre ? Vous avez fait arrêter, lier, emprisonner des innocents !

— Les complices peut-être de M. Fouquet, dit Colbert.

— Qui vous dit que M. Fouquet ait des complices, et même qu’il soit coupable ? Le roi seul le sait, sa justice n’est pas aveugle. Quand il dira : « Arrêtez, emprisonnez telles gens, » alors on obéira. Ne me parlez donc plus du respect que vous portez au roi, et prenez garde à vos paroles, si par hasard elles semblent renfermer quelques menaces, car le roi ne laisse pas menacer ceux qui le servent bien par ceux qui le desservent, et, au cas où j’aurais, ce qu’à Dieu ne plaise ! un maître aussi ingrat, je me ferais respecter moi-même.

Cela dit, d’Artagnan se campa fièrement dans le cabinet du roi, l’œil allumé, la main sur l’épée, la lèvre frémissante, affectant bien plus de colère encore qu’il n’en ressentait.

Colbert, humilié, dévoré de rage, salua le roi, comme pour lui demander la permission de se retirer.

Le roi, contrarié dans son orgueil et dans sa curiosité, ne savait encore quel parti prendre. D’Artagnan le vit hésiter. Rester plus longtemps eût été une faute ; il fallait obtenir un triomphe sur Colbert, et le seul moyen était de piquer si bien et si fort au vif le roi, qu’il ne restât plus à Sa Majesté d’autre sortie que de choisir entre l’un ou l’autre antagoniste.

D’Artagnan, donc, s’inclina comme Colbert ; mais le roi qui tenait, avant toute chose, à savoir des nouvelles bien exactes, bien détaillées, de l’arrestation du surintendant des finances, de celui qui l’avait fait trembler un moment, le roi, comprenant que la bouderie de d’Artagnan allait l’obliger à remettre à un quart d’heure au moins les détails qu’il brûlait de connaître ; Louis, disons-nous, oublia Colbert, qui n’avait rien à dire de bien neuf, et rappela son capitaine des mousquetaires.

— Voyons, Monsieur, dit-il, faites d’abord votre commission, vous vous reposerez après.

D’Artagnan, qui allait franchir la porte, s’arrêta à la voix du roi, revint sur ses pas, et Colbert fut contraint de partir. Son visage prit une teinte de pourpre ; ses yeux noirs et méchants brillèrent d’un feu sombre sous leurs épais sourcils ; il allongea le pas, s’inclina devant le roi, se redressa à demi en passant devant d’Artagnan, et partit la mort dans le cœur.

D’Artagnan, demeuré seul avec le roi, s’adoucit à l’instant même, et, composant son visage :

— Sire, dit-il, vous êtes un jeune roi. C’est à l’aurore que l’homme devine si la journée sera belle ou triste. Comment, sire, les peuples que la main de Dieu a rangés sous votre loi augureront-ils de votre règne, si, entre vous et eux, vous laissez agir des ministres de colère et de violence ? Mais, parlons de moi, sire ; laissons une discussion qui vous paraît oiseuse, inconvenante, peut-être. Parlons de moi. J’ai arrêté M. Fouquet.

— Vous y avez mis le temps, fit le roi avec aigreur.

D’Artagnan regarda le roi.

— Je vois que je me suis mal exprimé, dit-il. J’ai annoncé à Votre Majesté que j’avais arrêté M. Fouquet ?

— Oui ; eh bien ?

— Eh bien, j’aurais dû dire à Votre Majesté que M. Fouquet m’avait arrêté, ç’aurait été plus juste. Je rétablis donc la vérité : j’ai été arrêté par M. Fouquet.

Ce fut le tour de Louis XIV d’être surpris. Sa Majesté s’étonna à son tour. D’Artagnan, de son coup d’œil si prompt, apprécia ce qui se passait dans l’esprit du maître. Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta avec cette poésie, avec ce pittoresque que lui seul possédait peut-être à cette époque, l’évasion de M. Fouquet, la poursuite, la course acharnée, enfin cette générosité inimitable du surintendant, qui pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt fois l’adversaire attaché à sa poursuite, et qui avait préféré la prison, et pis encore, peut-être, à l’humiliation de celui qui voulait lui ravir sa liberté.

À mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi s’agitait, dévorant ses paroles et faisant claquer l’extrémité de ses ongles les uns contre les autres.

— Il en résulte donc, sire, à mes yeux du moins, qu’un homme qui se conduit ainsi est un galant homme et ne peut être un ennemi du roi. Voilà mon opinion, je le répète à Votre Majesté. Je sais que le roi va me dire, et je m’incline : « La raison d’État. » Soit ! c’est à mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, j’ai reçu ma consigne ; la consigne est exécutée, bien malgré moi, c’est vrai ; mais elle l’est. Je me tais.

— Où est M. Fouquet en ce moment ? demanda Louis après un moment de silence.

— M. Fouquet, sire, répondit d’Artagnan, est dans la cage de fer que M. Colbert lui a fait préparer, et roule au galop de quatre vigoureux chevaux sur la route d’Angers.

— Pourquoi l’avez-vous quitté en route ?

— Parce que Sa Majesté ne m’avait pas dit d’aller à Angers. La preuve, la meilleure preuve de ce que j’avance, c’est que le roi me cherchait tout à l’heure… Et puis j’avais une autre raison.

— Laquelle ?

— Moi étant là, ce pauvre M. Fouquet n’eût jamais tenté de s’évader.

— Eh bien ? s’écria le roi avec stupéfaction.

— Votre Majesté doit comprendre, et comprend certainement, que mon plus vif désir est de savoir M. Fouquet en liberté. Je l’ai donné à