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à son arrivée sur la route. Là s’entamerait la course réelle ; là s’établirait la lutte.

D’Artagnan fit respirer son cheval à pleins poumons. Il remarqua que le surintendant prenait le trot, c’est-à-dire qu’il faisait aussi souffler sa monture.

Mais on était trop pressé, de part et d’autre, pour demeurer longtemps à cette allure. Le cheval blanc partit comme une flèche quand il toucha un terrain plus résistant.

D’Artagnan baissa la tête, et son cheval noir prit le galop. Tous deux suivaient la même route ; les quadruples échos de la course se confondaient ; M. Fouquet n’avait pas encore aperçu d’Artagnan.

Mais, à la sortie de la rampe, un seul écho frappa l’air, c’était celui des pas de d’Artagnan, qui roulait comme un tonnerre.

Fouquet se retourna ; il vit à cent pas derrière lui, en arrière, son ennemi, penché sur le cou de son coursier. Plus de doute ; le baudrier reluisant, la casaque rouge, c’était un mousquetaire ; Fouquet baissa la tête aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds de plus entre son adversaire et lui.

— Oh ! mais, pensa d’Artagnan inquiet, ce n’est pas un cheval ordinaire que monte là M. Fouquet, attention !

Et, attentif, il examina, de son œil infaillible, l’allure et les moyens de ce coursier.

Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et sèches comme des fils d’acier, sabots plus durs que du marbre.

Il éperonna le sien, mais la distance entre les deux resta la même.

D’Artagnan écouta profondément : pas un souffle du cheval ne lui parvenait, et, pourtant, il fendait le vent.

Le cheval noir, au contraire, commençait à râler comme un accès de toux.

— Il faut crever mon cheval, mais arriver, pensa le mousquetaire.

Et il se mit à scier la bouche du pauvre animal, tandis qu’avec ses éperons il fouillait sa peau sanglante.

Le cheval, désespéré, gagna vingt toises, et arriva sur Fouquet à la portée du pistolet.

— Courage ! se dit le mousquetaire, courage ! le blanc s’affaiblira peut-être ; et, si le cheval ne tombe pas, le maître finira par tomber.

Mais cheval et homme restèrent droits, unis, prenant peu à peu l’avantage.

D’Artagnan poussa un cri sauvage qui fit retourner Fouquet, dont la monture s’animait encore.

— Fameux cheval ! enragé cavalier ! gronda le capitaine. Holà ! mordious, monsieur Fouquet, holà ! de par le roi !

Fouquet ne répondit pas.

— M’entendez-vous ? hurla d’Artagnan.

Le cheval venait de faire un faux pas.

— Pardieu ! répliqua laconiquement Fouquet.

Et de courir.

D’Artagnan faillit devenir fou ; le sang afflua bouillant à ses tempes, à ses yeux.

— De par le roi s’écria-t-il encore, arrêtez, ou je vous abats d’un coup de pistolet.

— Faites, répondit M. Fouquet volant toujours.

D’Artagnan saisit un de ses pistolets et l’arma, espérant que le bruit de la platine arrêterait son ennemi.

— Vous avez des pistolets aussi, dit-il, défendez-vous.

Fouquet se retourna effectivement au bruit ; et, regardant d’Artagnan bien en face, ouvrit, de sa main droite, l’habit qui lui serrait le corps ; il ne toucha pas à ses fontes.

Il y avait vingt pas entre eux deux.

— Mordious ! dit d’Artagnan, je ne vous assassinerai pas ; si vous ne voulez pas tirer sur moi, rendez-vous ! Qu’est-ce que la prison ?

— J’aime mieux mourir, répondit Fouquet ; je souffrirai moins.

D’Artagnan, ivre de désespoir, jeta son pistolet sur la route.

— Je vous prendrai vif, dit-il.

Et, par un prodige dont cet incomparable cavalier était seul capable, il mena son cheval à dix pas du cheval blanc ; déjà il étendait la main pour saisir sa proie.

— Voyons, tuez-moi ! c’est plus humain, dit Fouquet.

— Non ! vivant, vivant ? murmura le capitaine.

Son cheval fit un faux pas pour la seconde fois ; celui de Fouquet prit de l’avance.

C’était un spectacle inouï, que cette course entre deux chevaux qui ne vivaient que par la volonté de leurs cavaliers.

Au galop furieux avaient succédé le grand trot, puis le trot simple.

Et la course paraissait aussi vive à ces deux athlètes harassés. D’Artagnan poussé à bout, saisit le second pistolet et ajusta le cheval blanc.

— À votre cheval ! pas à vous ! cria-t-il à Fouquet.

Et il tira. L’animal fut atteint dans la croupe ; il fit un bond furieux et se cabra.

Le cheval de d’Artagnan tomba mort.

— Je suis déshonoré, pensa le mousquetaire, je suis un misérable ; par pitié, monsieur Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je me brûle la cervelle !

Fouquet se remit à courir.

— Par grâce ! par grâce ! s’écria d’Artagnan, ce que vous ne voulez pas en ce moment, je le ferai dans une heure ; mais ici, sur cette route, je meurs bravement, je meurs estimé ; rendez-moi ce service, monsieur Fouquet.

Fouquet ne répliqua pas et continua de trotter.

D’Artagnan se mit à courir après son ennemi.

Successivement, il jeta par terre son chapeau, son habit, qui l’embarrassaient, puis son fourreau d’épée, qui battait entre ses jambes.

L’épée à la main lui devint trop lourde, il la jeta comme le fourreau.

Le cheval blanc râlait ; d’Artagnan gagnait sur lui.

Du trot, l’animal, épuisé, passa au petit pas avec des vertiges qui secouaient sa tête ; le sang venait à sa bouche avec l’écume.

D’Artagnan fit un effort désespéré, sauta sur Fouquet, et le prit par la jambe en disant d’une voix entrecoupée, haletante :

— Je vous arrête au nom du roi : cassez-moi la tête, nous aurons tous deux fait notre devoir.

Fouquet lança loin de lui, dans la rivière, les deux pistolets dont d’Artagnan eût pu se saisir, et, mettant pied à terre :

— Je suis votre prisonnier, Monsieur, dit-il ; voulez-vous prendre mon bras, car vous allez vous évanouir ?

— Merci, murmura d’Artagnan, qui, effectivement, sentit la terre manquer sous lui et le ciel fondre sur sa tête.

Et il roula sur le sable, à bout d’haleine et de forces.

Fouquet descendit le talus de la rivière, puisa de l’eau dans son chapeau, vint rafraîchir les