Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/763

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à mon logis ? Honneur bien équivoque, sire ! Un simple valet de pied, je vous prie.

— Et pourquoi, monsieur Fouquet ? M. d’Artagnan me reconduit bien, moi !

— Oui ; mais, quand il vous reconduit, sire, c’est pour vous obéir, tandis que moi…

— Eh bien ?

— Moi, s’il me faut rentrer chez moi avec votre chef des mousquetaires, on dira que vous me faites arrêter.

— Arrêter ? répéta le roi ; qui pâlit plus que Fouquet lui-même, arrêter ? Oh !…

— Eh ! que ne dit-on pas ? poursuivit Fouquet toujours riant ; et je gage qu’il se trouverait des gens assez méchants pour en rire ?

Cette saillie déconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou assez heureux pour que Louis XIV reculât devant l’apparence du fait qu’il méditait.

M. d’Artagnan, lorsqu’il parut, reçut l’ordre de désigner un mousquetaire pour accompagner le surintendant.

— Inutile, dit alors celui-ci : épée pour épée, j’aime autant Gourville, qui m’attend en bas. Mais cela ne m’empêchera pas de jouir de la société de M. d’Artagnan. Je suis bien aise qu’il voie Belle-Isle, lui qui se connaît si bien en fortifications.

D’Artagnan s’inclina, ne comprenant plus rien à la scène.

Fouquet salua encore, et sortit affectant toute la lenteur d’un homme qui se promène.

Une fois hors du château :

— Je suis sauvé ! dit-il. Oh ! oui, tu verras Belle-Isle, roi déloyal, mais quand je n’y serai plus.

Et il disparut.

D’Artagnan était demeuré avec le roi.

— Capitaine, lui dit Sa Majesté, vous allez suivre M. Fouquet à cent pas.

— Oui, sire.

— Il rentre chez lui. Vous irez chez lui.

— Oui, sire.

— Vous l’arrêterez en mon nom, et vous l’enfermerez dans un carrosse.

— Dans un carrosse ? Bien.

— De telle façon qu’il ne puisse, en route, ni converser avec quelqu’un, ni jeter des billets aux gens qu’il rencontrera.

— Oh ! voilà qui est difficile, sire.

— Non.

— Pardon, sire ; je ne puis étouffer M. Fouquet, et, s’il demande à respirer, je n’irai pas l’en empêcher en fermant glaces et mantelets. Il jettera par les portières tous les cris et les billets possibles.

— Le cas est prévu, monsieur d’Artagnan ; un carrosse avec un treillis obviera aux deux inconvénients que vous signalez.

— Un carrosse à treillis de fer ? s’écria d’Artagnan. Mais on ne fait pas un treillis de fer pour carrosse en une demi-heure, et Votre Majesté me recommande d’aller tout de suite chez M. Fouquet.

— Aussi le carrosse en question est-il tout fait.

— Ah ! c’est différent, dit le capitaine. Si le carrosse est tout fait, très-bien, on n’a qu’à le faire aller.

— Il est tout attelé.

— Ah !

— Et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cour basse du château.

D’Artagnan s’inclina.

— Il ne me reste, ajouta-t-il, qu’à demander au roi en quel endroit on conduira M. Fouquet.

— Au château d’Angers, d’abord.

— Très-bien.

— Nous verrons ensuite.

— Oui, sire.

— Monsieur d’Artagnan, un dernier mot : vous avez remarqué que, pour faire cette prise de Fouquet, je n’emploie pas mes gardes, ce dont M. de Gesvres sera furieux.

— Votre Majesté n’emploie pas ses gardes, dit le capitaine un peu humilié, parce qu’elle se défie de M. de Gesvres. Voilà !

— C’est vous dire, Monsieur, que j’ai confiance en vous.

— Je le sais bien, sire ! et il est inutile de le faire valoir.

— C’est seulement pour arriver à ceci, Monsieur, qu’à partir de ce moment, s’il arrivait que, par hasard, un hasard quelconque, M. Fouquet s’évadât… on a vu de ces hasards-là, Monsieur…

— Oh ; sire, très-souvent, mais pour les autres, pas pour moi.

— Pourquoi pas pour-vous ?

— Parce que moi, sire, j’ai un instant voulu sauver M. Fouquet.

Le roi frémit.

— Parce que, continua le capitaine, j’en avais le droit, ayant deviné le plan de Votre Majesté sans qu’elle m’en eût parlé, et que je trouvais M. Fouquet intéressant. Or, j’étais libre de lui témoigner mon intérêt, à cet homme.

— En vérité, Monsieur, vous ne me rassurez point sur vos services !

— Si je l’eusse sauvé alors, j’étais parfaitement innocent : je dis plus, j’eusse bien fait, car M. Fouquet n’est pas un méchant homme. Mais il n’a pas voulu ; sa destinée l’a entraîné ; il a laissé fuir l’heure de la liberté. Tant pis ! Maintenant, j’ai des ordres, j’obéirai à ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le considérer comme un homme arrêté. Il est au château d’Angers, M. Fouquet.

— Oh ! vous ne le tenez pas encore, capitaine !

— Cela me regarde ; à chacun son métier, sire ; seulement, encore une fois, réfléchissez. Donnez-vous sérieusement l’ordre d’arrêter M. Fouquet, sire ?

— Oui, mille fois oui !

— Écrivez alors.

— Voici la lettre.

D’Artagnan la lut, salua le roi et sortit.

Du haut de la terrasse, il aperçut Gourville qui passait l’air joyeux, et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet.


CCXLVI

LE CHEVAL BLANC ET LE CHEVAL NOIR


— Voilà qui est surprenant, se dit le capitaine : Gourville très-joyeux et courant les rues, quand il est à peu près certain que M. Fouquet est en danger ; quand il est à peu près certain que c’est Gourville qui a prévenu M. Fouquet par le billet de tout à l’heure, ce billet qui a été déchiré en mille morceaux sur la terrasse, et livré aux vents par M. le surintendant.

« Gourville se frotte les mains, c’est qu’il vient de faire quelque habileté. D’où vient Gourville ?

« Gourville vient de la rue aux Herbes. Où va la rue aux Herbes ?

Et d’Artagnan suivit, sur le faîte des maisons