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qu’il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais.

Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, s’approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect.

Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu’elles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse.

Fouquet se possédait complètement ; il sentait qu’en ses derniers moments de grandeur, il avait des obligations envers lui-même.

Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu’un de ses ennemis.

Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.

Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement d’yeux arrogant qui lui était particulier :

— Quoi ! c’est vous, monsieur Colbert ?

— Pour vous rendre mes hommages, Monseigneur, dit celui-ci.

— Vous étiez dans cette gabare ?

Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.

— Oui, Monseigneur.

— À douze rameurs ? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert ! Un moment, j’ai cru que c’était la reine mère ou le roi.

— Monseigneur…

Et Colbert rougit.

— Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le payent, monsieur l’intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui n’avais pas plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous.

Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé à la première.

Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu’il avait eu peur.

Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas ; il répondit :

— Je n’ai pas été vite, Monseigneur, parce que je m’arrêtais chaque fois que vous vous arrêtiez.

— Et pourquoi cela, monsieur Colbert ? s’écria Fouquet irrité de cette basse audace ; pourquoi, puisque vous aviez un équipage supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous pas ?

— Par respect, fit l’intendant, qui salua jusqu’à terre.

Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes, escorté d’une grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans l’attente d’une convocation des états.

À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau à Paimbœuf.

Il fit avec tant de mystère, d’activité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet agitateur immense des projets humains : le hasard.

Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hâte sur des chevaux de poste, et qu’il arriverait dans dix ou douze heures.

Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. d’Artagnan, leur capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous les postes en qualité de garde d’honneur.

M. d’Artagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien que le ministre eût la fièvre, bien qu’il fût souffrant et trempé de sueur, il voulut recevoir M. d’Artagnan, lequel fut charmé de cet honneur, comme on le verra par l’entretien qu’ils eurent ensemble.


CCXLIV

CONSEILS D’AMI


Fouquet s’était couché, en homme qui tient à la vie et qui économise le plus possible ce mince tissu de l’existence, dont les chocs et les angles de ce monde usent si vite l’irréparable ténuité.

D’Artagnan parut sur le seuil de la chambre et fut salué par le surintendant d’un bonjour très-affable.

— Bonjour, Monseigneur, répondit le mousquetaire ; comment vous trouvez-vous de ce voyage ?

— Assez bien. Merci.

— Et de la fièvre ?

— Assez mal. Je bois, comme vous voyez. À peine arrivé, j’ai frappé sur Nantes une contribution de tisane.

— Il faut dormir d’abord, Monseigneur.

— Eh ! corbleu ! cher monsieur d’Artagnan, je dormirais bien volontiers…

— Qui vous en empêche ?

— Mais vous, d’abord.

— Moi ? Ah ! Monseigneur !…

— Sans doute. Est-ce que, à Nantes comme à Paris, vous ne venez pas au nom du roi ?

— Pour Dieu ! Monseigneur, répliqua le capitaine, laissez donc le roi en repos ! Le jour où je viendrai de la part du roi pour ce que vous voulez me dire, je vous promets de ne pas vous faire languir. Vous me verrez mettre la main à l’épée, selon l’ordonnance, et vous m’entendrez dire du premier coup, de ma voix de cérémonie : « Monseigneur, au nom du roi, je vous arrête ! »

Fouquet tressaillit malgré lui, tant l’accent du Gascon spirituel avait été naturel et vigoureux. La représentation du fait était presque aussi effrayante que le fait lui-même.

— Vous me promettez cette franchise ? dit le surintendant.

— Sur l’honneur ! Mais nous n’en sommes pas là, croyez-moi.

— Qui vous fait penser cela, monsieur d’Artagnan ? Moi, je crois tout le contraire.

— Je n’ai entendu parler de quoi que ce soit, répliqua d’Artagnan.

— Eh ! eh ! fit Fouquet.

— Mais non, vous êtes un agréable homme, malgré votre fièvre. Le roi ne peut, ne doit s’empêcher de vous aimer au fond du cœur.

Fouquet fit la grimace.

— Mais M. Colbert ? dit-il. M. Colbert m’aime-t-il aussi autant que vous le dites ?

— Je ne parle point de M. Colbert, reprit d’Artagnan. C’est un homme exceptionnel, celui-là ! Il ne vous aime pas, c’est possible ; mais mordious ! l’écureuil peut se garer de la couleuvre, pour peu qu’il le veuille.

— Savez-vous que vous me parlez en ami, répliqua Fouquet, et que, sur ma vie ! je n’ai