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cilier, s’écria Pélisson. Vous allez partir pour Nantes.

Fouquet le regarda d’un air surpris.

— Mais avec des amis, mais dans votre carrosse jusqu’à Orléans, dans votre gabare jusqu’à Nantes ; toujours prêt à vous défendre si l’on vous attaque, à échapper si l’on vous menace ; en un mot, vous emporterez votre argent pour toute chance, et, tout en fuyant, vous n’aurez fait qu’obéir au roi ; puis, touchant la mer quand vous voudrez, vous embarquerez pour Belle-Isle, et, de Belle-Isle, vous vous élancerez où vous voudrez, pareil à l’aigle qui sort et prend l’espace quand on l’a débusqué de son aire.

Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pélisson.

— Oui, faites cela, dit madame Fouquet à son mari.

— Faites cela, dit madame de Bellière.

— Faites ! faites ! s’écrièrent tous les amis.

— Je le ferai, répliqua Fouquet.

— Dès ce soir.

— Dans une heure.

— Sur-le-champ.

— Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune, dit l’abbé Fouquet. Qui nous empêchera d’armer des corsaires à Belle-Isle ?

— Et, s’il le faut, nous irons découvrir un nouveau monde, ajouta la Fontaine, ivre de projets et d’enthousiasme.

Un coup frappé à la porte interrompit ce concours de joie et d’espérance.

— Un courrier du roi ! cria le maître des cérémonies.

Alors il se fit un profond silence, comme si le message qu’apportait ce courrier n’était qu’une réponse à tous les projets enfantés l’instant d’avant.

Chacun attendit ce que ferait le maître, dont le front ruisselait de sueur, et qui, véritablement, souffrait de sa fièvre.

Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa Majesté.

Il y avait, nous l’avons dit, un tel silence dans les chambres et dans tout le service, que l’on entendait la voix de Fouquet qui répondait :

— C’est bien, Monsieur.

Cette voix était pourtant brisée par la fatigue, altérée par l’émotion.

Un instant après, Fouquet appela Gourville, qui traversa la galerie au milieu de l’attente universelle.

Enfin il reparut lui-même parmi ses convives, mais ce n’était plus le même visage, pâle et défait, qu’on lui avait vu au départ ; de pâle, il s’était fait livide, et, de défait, décomposé. Spectre vivant, il s’avançait les bras étendus, la bouche desséchée, comme l’ombre qui vient de saluer des amis d’autrefois.

À cette vue chacun se leva, chacun s’écria, chacun courut à Fouquet.

Celui-ci, regardant Pélisson, s’appuya sur la surintendante, et serra la main glacée de la marquise de Bellière.

— Eh bien, fit-il d’une voix qui n’avait plus rien d’humain.

— Qu’arrive-t-il, mon Dieu ? lui dit-on.

Fouquet ouvrit sa main droite, qui était crispée, humide ; on y vit un papier sur lequel Pélisson se jeta épouvanté.

Il y lut les lignes suivantes de la main du roi :


« Cher et aimé monsieur Fouquet, donnez-nous, sur ce qui vous reste à nous, une somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin ce jourd’hui pour notre départ.

« Et, comme nous savons que votre santé n’est pas bonne, nous prions Dieu qu’il vous remette en santé et vous ait en sa sainte et digne garde.

« Louis.

« La présente lettre est pour reçu. »


Un murmure d’effroi circula dans la salle.

— Eh bien, s’écria Pélisson à son tour, vous avez cette lettre ?

— J’ai le reçu, oui.

— Que ferez-vous, alors ?

— Rien, puisque j’ai le reçu.

— Mais…

— Si j’ai le reçu, Pélisson, c’est que j’ai payé, fit le surintendant avec une simplicité qui arracha le cœur aux assistants.

— Vous avez payé ? s’écria madame Fouquet au désespoir. Alors nous sommes perdus !

— Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pélisson. Après l’argent, la vie. Monseigneur, à cheval, à cheval !

— Nous quitter ! crièrent à la fois les deux femmes, ivres de douleur.

— Eh ! Monseigneur, en vous sauvant, vous nous sauvez tous. À cheval !

— Mais il ne peut se tenir ! Voyez.

— Oh ! si l’on réfléchit… dit l’intrépide Pélisson.

— Il a raison, murmura Fouquet.

— Monseigneur ! Monseigneur ! cria Gourville en montant l’escalier par quatre degrés à la fois ; Monseigneur !

— Eh bien, quoi ?

— J’escortais, comme vous savez, le courrier du roi avec l’argent.

— Oui.

— Eh bien, arrivé au Palais-Royal, j’ai vu…

— Respire un peu, mon pauvre ami, tu suffoques.

— Qu’avez-vous vu ? crièrent les amis impatients.

— J’ai vu les mousquetaires monter à cheval, dit Gourville.

— Voyez-vous ! s’écria-t-on, voyez-vous ! Y a-t-il un instant à perdre ?

Madame Fouquet se précipita par les montées en demandant ses chevaux.

Madame de Bellière s’élança pour la prendre dans ses bras et lui dit :

— Madame, au nom de son salut, ne témoignez rien, ne manifestez aucune alarme.

Pélisson courut pour faire atteler les carrosses.

Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que les amis pleurants et effarés purent y jeter d’or et d’argent, dernière offrande, pieuse aumône faite au malheur par la pauvreté.

Le surintendant, entraîné par les uns, porté par les autres, fut enfermé dans son carrosse. Gourville monta sur le siège et prit les rênes ; Pélisson contint madame Fouquet évanouie.

Madame de Bellière eut plus de force ; elle en fut bien payée : elle recueillit le dernier baiser de Fouquet.

Pélisson expliqua facilement ce départ précipité par un ordre du roi qui appelait les ministres à Nantes.