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Amis joyeux, tendres pour la plupart, ils n’avaient pas fui leur protecteur à l’approche de l’orage, et, malgré les menaces du ciel, malgré le tremblement de terre, ils se tenaient là, souriants, prévenants, dévoués à l’infortune comme ils l’avaient été à la prospérité.

À la gauche du surintendant, madame de Bellière ; à sa droite, madame Fouquet : comme si, bravant la loi du monde et faisant taire toute raison des convenances vulgaires, les deux anges protecteurs de cet homme se réunissaient pour lui prêter, à un moment de crise, l’appui de leurs bras entrelacés.

Madame de Bellière était pâle, tremblante et pleine de respectueuses intentions pour madame la surintendante, qui, une main sur la main de son mari, regardait anxieusement la porte par laquelle Pélisson allait amener d’Artagnan.

Le capitaine entra plein de courtoisie d’abord, et d’admiration ensuite, quand, de son regard infaillible, il eut deviné en même temps qu’embrassé la signification de toutes les physionomies.

Fouquet, se soulevant sur son fauteuil :

— Pardonnez-moi, dit-il, monsieur d’Artagnan, si je n’ai pas été vous recevoir comme venant au nom du roi.

Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermeté triste qui pénétra d’effroi le cœur de ses amis.

— Monseigneur, répliqua d’Artagnan, je ne viens pas chez vous au nom du roi, si ce n’est pour réclamer le payement d’un bon de deux cents pistoles.

Tous les fronts se déridèrent ; celui de Fouquet resta seul obscurci.

— Ah ! dit-il, Monsieur, vous partez aussi pour Nantes, peut-être ?

— Je ne sais pas où je pars, Monseigneur.

— Mais, dit madame Fouquet rassérénée, vous ne partez pas si vite, monsieur le capitaine, que vous ne nous fassiez l’honneur de vous asseoir avec nous.

Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi ; mais je suis tellement pressé, que, vous le voyez, j’ai dû me permettre d’interrompre votre repas pour faire payer ma cédule.

— À laquelle il sera fait réponse par de l’or, dit Fouquet en faisant un signe à son intendant, qui aussitôt partit avec le bon que lui tendait d’Artagnan.

— Oh ! fit celui-ci, je n’étais pas inquiet du payement : la maison est bonne.

Un douloureux sourire se dessina sur les traits pâlis de Fouquet.

— Vous souffrez ? demanda madame de Bellière.

— Votre accès ? demanda madame Fouquet.

— Rien, merci ! répliqua le surintendant.

— Votre accès ? fit à son tour d’Artagnan. Est-ce que vous êtes malade, Monseigneur ?

— J’ai une fièvre tierce qui m’a pris après la fête de Vaux.

— Quelque fraîcheur dans les grottes, la nuit ?

— Non, non ; une émotion, voilà tout.

— Le trop de cœur que vous avez mis à recevoir le roi, dit La Fontaine tranquillement, sans se douter qu’il lançait un sacrilège.

— On ne saurait mettre trop de cœur à recevoir le roi, dit doucement Fouquet à son poëte.

— Monsieur a voulu dire le trop d’ardeur, interrompit d’Artagnan avec une franchise parfaite et beaucoup d’aménité. Le fait est, Monseigneur, que jamais l’hospitalité ne fut pratiquée comme à Vaux.

Madame Fouquet laissa son visage exprimer clairement que, si Fouquet s’était bien conduit envers le roi, le roi ne rendait pas la pareille au ministre.

Mais d’Artagnan savait le terrible secret. Il le savait seul avec Fouquet ; ces deux hommes n’avaient pas, l’un le courage de plaindre l’autre, l’autre le droit d’accuser.

Le capitaine, à qui l’on apporta les deux cents pistoles, allait prendre congé, quand Fouquet, se levant, prit un verre et en fit donner un à d’Artagnan.

— Monsieur, dit-il, à la santé du roi, quoi qu’il arrive !

— Et à votre santé, Monseigneur, quoi qu’il arrive ! dit d’Artagnan en buvant.

Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie, qui se leva dès qu’il eut fait son salut, et on entendit ses éperons et ses bottes jusque dans les profondeurs de l’escalier.

— J’ai cru un moment que c’était à moi et non à mon argent qu’il en voulait, dit Fouquet en essayant de rire.

— À vous ! s’écrièrent ses amis, et pourquoi, mon Dieu ?

— Oh ! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers frères en Épicure ; je ne veux pas faire de comparaison entre le plus humble pêcheur de la terre et le Dieu que nous adorons, mais, voyez-vous, il donna un jour à ses amis un repas qu’on appelle la Cène, et qui n’était qu’un dîner d’adieu comme celui que nous faisons en ce moment.

Un cri, douloureuse dénégation, partit de tous les coins de la table.

— Fermez les portes, dit Fouquet.

Et les valets disparurent.

— Mes amis, continua Fouquet en baissant la voix, qu’étais-je autrefois ? que suis-je aujourd’hui ? Consultez-vous et répondez. Un homme comme moi baisse, par cela même qu’il ne s’élève plus ; que dira-t-on, quand il s’abaisse réellement ? Je n’ai plus d’argent, je n’ai plus de crédit, je n’ai plus que des ennemis puissants et des amis sans puissance.

— Vite ! s’écria Pélisson en se levant, puisque vous vous expliquez avec cette franchise, c’est à nous d’être francs aussi. Oui, vous êtes perdu ; oui, vous courez à votre ruine, arrêtez-vous. Et, tout d’abord, que nous reste-t-il en argent ?

— Sept cent mille livres, dit l’intendant.

— Du pain, murmura madame Fouquet.

— Des relais, dit Pélisson, des relais, et fuyez.

— Où cela ?

— En Suisse, en Savoie, mais fuyez.

— Si Monseigneur fuit, dit madame de Bellière, on dira qu’il était coupable et qu’il a eu peur.

— On dira plus, on dira que j’ai emporté vingt millions avec moi.

— Nous ferons des mémoires pour vous justifier, dit la Fontaine ; fuyez.

— Je resterai, dit Fouquet, et, d’ailleurs, tout ne me sert-il pas ?

— Vous avez Belle-Isle ! cria l’abbé Fouquet.

— Et j’y vais naturellement, en allant à Nantes, répondit le surintendant ; patience, donc, patience !

— Avant Nantes, que de chemin ! dit madame Fouquet.

— Oui, je le sais bien, répliqua Fouquet ; mais qu’y faire ? Le roi m’appelle aux états. Je sais bien que c’est pour me perdre ; mais refuser de partir, c’est montrer de l’inquiétude.

— Eh bien, j’ai trouvé le moyen de tout con-