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— Je suis reposé, sire.

— À merveille… Alors, entre ce soir et demain, à votre gré.

D’Artagnan salua comme pour prendre congé ; puis, voyant le roi très-embarrassé :

— Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmène-t-il la cour ?

— Mais oui.

— Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute ?

Et l’œil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi.

— Prenez-en une brigade, répliqua Louis.

— Voilà tout ? Le roi n’a pas d’autres ordres à me donner ?

— Non… Ah !… Si fait !…

— J’écoute.

— Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous prendrez l’habitude de mettre des mousquetaires à la porte de chacun des principaux dignitaires que j’emmènerai.

— Des principaux ?

— Oui.

— Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne ?

— Oui.

— De M. Letellier ?

— Oui.

— De M. de Brienne ?

— Oui.

— Et de M. le surintendant ?

— Sans doute.

— Fort bien, sire. Je serai parti demain.

— Oh ! encore un mot, monsieur d’Artagnan. Vous rencontrerez à Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient placés avant que ses gardes n’arrivent.

— Oui, sire.

— Et si M. de Gesvres vous questionnait ?

— Allons donc, sire ! est-ce que M. de Gesvres me questionnera ?

Et cavalièrement, le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut.

— À Nantes ! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi n’a-t-il pas osé dire tout de suite à Belle-Isle ?

Comme il touchait à la grande porte, un commis de M. de Brienne courut après lui.

— Monsieur d’Artagnan ! dit-il, pardon…

— Qu’y a-t-il, monsieur Ariste ?

— C’est un bon que le roi m’a chargé de vous remettre.

— Sur votre caisse ? demanda le mousquetaire.

— Non, Monsieur, sur la caisse de M. Fouquet.

D’Artagnan, surpris, lut le bon, qui était de la main du roi, et pour deux cents pistoles.

— Quoi ! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de M. Brienne, c’est par M. Fouquet qu’on fera payer ce voyage-là ! Mordious ! voilà du pur Louis XI. Pourquoi n’avoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert ? Il eût payé avec tant de joie !

Et d’Artagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais refroidir un bon à vue, s’en alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles.


CCXLI

LA CÈNE


Le surintendant avait sans doute reçu avis du prochain départ pour Nantes, car il donnait un dîner d’adieu à ses amis.

Du bas de la maison jusqu’en haut, l’empressement des valets portant des plats, et l’activité des registres, témoignaient d’un bouleversement prochain dans la caisse et dans la cuisine.

D’Artagnan, son bon à la main, se présenta dans les bureaux, où cette réponse lui fut faite qu’il était trop tard pour toucher, que la caisse était fermée.

Il répondit par ce seul mot :

— Service du roi.

Le commis, un peu troublé, tant la mine du capitaine était grave, répliqua que c’était une raison respectable, mais que les habitudes de la maison étaient respectables aussi ; qu’en conséquence, il priait le porteur de repasser le lendemain.

D’Artagnan demanda qu’on lui fît voir M. Fouquet.

Le commis riposta que M. le surintendant ne se mêlait point de ces sortes de détails, et, brusquement, il ferma sa dernière porte au nez de d’Artagnan.

Celui-ci avait prévu le coup, et mis sa botte entre la porte et le chambranle, de sorte que la serrure ne joua point, et que le commis se rencontra encore nez à nez avec son interlocuteur. Aussi changea-t-il de thème pour dire à d’Artagnan, avec une politesse effrayée :

— Si Monsieur veut parler à M. le surintendant, qu’il aille aux antichambres ; ici sont les bureaux, où Monseigneur ne vient jamais.

— À la bonne heure ! dites donc cela ! répliqua d’Artagnan.

— De l’autre côté de la cour, fit le commis, enchanté d’être libre.

D’Artagnan traversa la cour, et tomba au milieu des valets.

— Monseigneur ne reçoit pas à cette heure, lui fut-il répondu par un drôle qui portait sur un plat de vermeil trois faisans et douze cailles.

— Dites-lui, fit le capitaine en arrêtant le valet par le bout de son plat, que je suis M. d’Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté.

Le valet poussa un cri de surprise et disparut.

D’Artagnan l’avait suivi à pas lents. Il arriva juste à temps pour trouver dans l’antichambre M. Pélisson qui, un peu pâle, venait de la salle à manger et accourait aux renseignements.

D’Artagnan sourit.

— Ce n’est rien de fâcheux, monsieur Pélisson, rien qu’un petit bon à toucher.

— Ah ! fit en respirant l’ami de Fouquet.

Et il prit le capitaine par la main, l’attira derrière lui, et le fit entrer dans la salle, où bon nombre d’amis intimes entouraient le surintendant, placé au centre et enseveli dans un fauteuil à coussins.

Là se trouvaient réunis tous les épicuriens, qui, naguère, à Vaux, faisaient les honneurs de la maison, de l’esprit et de l’argent de M. Fouquet.