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dre, il se répandait en plaintes, croyant que les révélations lui susciteraient un vengeur.

La façon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs amis, la destinée qui avait si étrangement amené Athos en participation du secret d’État, les adieux de Raoul, l’obscurité de cet avenir qui allait aboutir à une triste mort ; tout cela renvoyait incessamment d’Artagnan à de lamentables prévisions, que la rapidité de la marche ne dissipait pas comme jadis.

D’Artagnan passait de ces considérations au souvenir de Porthos et d’Aramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traqués, ruinés l’un et l’autre, laborieux architectes d’une fortune qu’il leur faudrait perdre ; et, comme le roi appelait son homme d’exécution en un moment de vengeance et de rancune, d’Artagnan tremblait de recevoir quelque commission dont son cœur eût saigné.

Parfois, montant les côtes, quand le cheval essoufflé enflait ses naseaux et développait ses flancs, le capitaine, plus libre de penser, songeait à ce prodigieux génie d’Aramis, génie d’astuce et d’intrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre civile. Soldat, prêtre et diplomate ; galant, avide et rusé, Aramis n’avait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme marchepied pour s’élever aux mauvaises. Généreux esprit, sinon cœur d’élite, il n’avait jamais fait le mal que pour briller un peu plus. Vers la fin de sa carrière, au moment de saisir le but, il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une planche, et était tombé dans la mer.

Mais Porthos, ce bon et naïf Porthos ! Voir Porthos affamé, voir Mousqueton sans dorures, emprisonné peut-être ; voir Pierrefonds, Bracieux, rasés quant aux pierres, déshonorés quant aux futaies, c’étaient là autant de douleurs poignantes pour d’Artagnan, et, chaque fois qu’une de ces douleurs le frappait, il bondissait comme son cheval à la piqûre du taon sous les voûtes de feuillage.

Jamais l’homme d’esprit ne s’est ennuyé s’il a le corps occupé par la fatigue ; jamais l’homme sain de corps n’a manqué de trouver la vie légère si quelque chose a captivé son esprit. D’Artagnan, toujours courant, toujours rêvant, descendit à Paris, frais et tendre de muscles, comme l’athlète qui s’est préparé pour le gymnase.

Le roi ne l’attendait pas si tôt et venait de partir pour chasser du côté de Meudon. D’Artagnan, au lieu de courir après le roi comme il eût fait au temps jadis, se débotta, se mit au bain et attendit que Sa Majesté fût revenue bien poudreuse et bien lasse. Il occupa les cinq heures d’intervalle à prendre, comme on dit, l’air de la maison, et à se cuirasser contre toutes les mauvaises chances.

Il apprit que le roi, depuis quinze jours, était sombre ; que la reine mère était malade et fort accablée ; que Monsieur, frère du roi, tournait à la dévotion ; que Madame avait des vapeurs, et que M. de Guiche était parti pour une de ses terres.

Il apprit que M. Colbert était rayonnant, que M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau médecin, qui ne le guérissait point, et que sa principale maladie n’était pas de celles que les médecins guérissent, sinon les médecins politiques.

Le roi, dit-on à d’Artagnan, faisait à M. Fouquet la plus tendre mine, et ne le quittait plus d’une semelle ; mais le surintendant, touché au cœur comme ces beaux arbres qu’un ver a piqués, dépérissait malgré le sourire royal, ce soleil des arbres de cour.

D’Artagnan apprit que mademoiselle de La Vallière était devenue indispensable au roi ; que le prince, durant ses chasses, s’il ne l’emmenait point, lui écrivait plusieurs fois, non plus des vers, mais, ce qui était bien pis, de la prose, et par pages.

Aussi voyait-on le premier roi du monde, comme disait la pléiade poétique d’alors, descendre de cheval d’une ardeur sans seconde, et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phœbus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpétuité, portait à La Vallière, au risque de crever ses chevaux.

Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ébats, chassés si mollement, que, disait-on, l’art de la vénerie courait risque de dégénérer à la cour de France.

D’Artagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à cette lettre de désespoir destinée à une femme qui passait sa vie à espérer, et, comme d’Artagnan aimait à philosopher, il résolut de profiter de l’absence du roi pour entretenir un moment mademoiselle de La Vallière.

C’était chose aisée : Louise, pendant la chasse royale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, où précisément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à inspecter.

D’Artagnan ne doutait pas que, s’il pouvait entamer la conversation sur Raoul, Louise ne lui donnât quelque sujet d’écrire une bonne lettre au pauvre exilé ; or, l’espoir, ou du moins la consolation pour Raoul, en une disposition du cœur comme celle où nous l’avons vu, c’était le soleil, c’était la vie de deux hommes qui étaient bien chers à notre capitaine.

Il s’achemina donc vers l’endroit où il savait trouver mademoiselle de La Vallière.

D’Artagnan trouva La Vallière fort entourée. Dans son apparente solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-être, un hommage dont Madame avait été si fière, alors que tous les regards du roi étaient pour elle et commandaient tous les regards des courtisans.

D’Artagnan, qui n’était pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentillesses des dames ; il était poli comme un brave, et sa réputation terrible lui avait concilié autant d’amitié chez les hommes que d’admiration chez les femmes.

Aussi, en le voyant entrer, les filles d’honneur lui adressèrent-elles la parole. Elles débutèrent par des questions.

Où avait-il été ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi ne l’avait-on pas vu faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui émerveillaient les curieux au balcon du roi ?

Il répliqua qu’il arrivait du pays des oranges.

Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le monde voyageait, et où, pourtant, un voyage de cent lieues était un problème résolu souvent par la mort.

— Du pays des oranges ? s’écria mademoiselle de Tonnay-Charente ; de l’Espagne ?

— Eh ! eh ! fit le mousquetaire.

— De Malte ? dit Montalais.

— Ma foi ! vous approchez, Mesdemoiselles.

— C’est d’une île ? demanda La Vallière.

— Mademoiselle, dit d’Artagnan, je ne veux pas vous faire chercher : c’est du pays où M. de Beaufort s’embarque à l’heure qu’il est pour passer en Alger.