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boire avidement la pluie chaude, et il poussa un soupir semblable à un rugissement.

— Venez, Monsieur, dit de Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il s’inquiétait déjà de le voir regarder longtemps au-delà des murailles. Monsieur, venez donc !

— Dites monseigneur ! cria de son coin Athos à Saint-Mars d’un voix tellement solennelle et terrible, que le gouverneur en frissonna des pieds à la tête.

Athos voulait toujours le respect pour la majesté tombée.

Le prisonnier se retourna.

— Qui a parlé ? demanda de Saint-Mars.

— Moi, répliqua d’Artagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez bien que c’est l’ordre.

— Ne m’appelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusqu’au fond des entrailles ; appelez-moi maudit !

Et il passa.

La porte de fer cria derrière lui.

— Voilà un homme malheureux ! murmura sourdement le mousquetaire, en montrant la chambre habitée par le prince.


CCXXXIX

LES PROMESSES


À peine d’Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis, qu’un des soldats du fort vint le prévenir que le gouverneur le cherchait.

La barque que Raoul avait aperçue à la mer et qui semblait si pressée de gagner le port, venait à Sainte-Marguerite avec une dépêche importante pour le capitaine des mousquetaires.

En ouvrant le pli, d’Artagnan reconnut l’écriture du roi.

« Je pense, disait Louis XIV, que vous aurez fini d’exécuter mes ordres, monsieur d’Artagnan ; revenez donc sur-le-champ à Paris me trouver dans mon Louvre. »

— Voilà mon exil fini ! s’écria le mousquetaire avec joie ; Dieu soit loué, je cesse d’être geôlier !

Et il montra la lettre à Athos.

— Ainsi, vous nous quittez ? répliqua celui-ci avec tristesse.

— Pour nous revoir, cher ami, attendu que Raoul est un grand garçon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera mieux laisser son père revenir en compagnie de M. d’Artagnan que de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner la Fère, n’est-ce pas, Raoul ?

— Certainement, balbutia celui-ci avec l’expression d’un tendre regret.

— Non, mon ami, interrompit Athos, je ne quitterai Raoul que le jour où son vaisseau aura disparu à l’horizon. Tant qu’il est en France, il n’est pas séparé de moi.

— À votre guise, cher ami ; mais nous quitterons du moins Sainte-Marguerite ensemble ; profitez de la barque qui va me ramener à Antibes.

— De grand cœur ; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de ce fort et du spectacle qui nous a attristés tout à l’heure.

Les trois amis quittèrent donc la petite île, après les derniers adieux faits au gouverneur, et, dans les dernières lueurs de la tempête qui s’éloignait, ils virent pour la dernière fois blanchir les murailles du fort.

D’Artagnan prit congé de ses amis dans la nuit même, après avoir vu sur la côte de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendié par les ordres de M. de Saint-Mars, sur la recommandation que le capitaine lui avait faite.

Avant de monter à cheval, et comme il sortait des bras d’Athos :

— Amis, dit-il, vous ressemblez trop à deux soldats qui abandonnent leur poste. Quelque chose m’avertit que Raoul aurait besoin d’être maintenu par vous à son rang. Voulez-vous que je demande à passer en Afrique avec cent bons mousquets ? Le roi ne me refusera pas, je vous emmènerai avec moi.

— Monsieur d’Artagnan, répliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion, merci de cette offre, qui nous donnerait plus que nous ne voulons, M. le comte et moi. Moi qui suis jeune, j’ai besoin d’un travail d’esprit et d’une fatigue de corps ; M. le comte a besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami : je vous le recommande. En veillant sur lui, vous tiendrez nos deux âmes dans votre main.

— Il faut partir ; voilà mon cheval qui s’impatiente, dit d’Artagnan, chez qui le signe le plus manifeste d’une vive émotion était le changement d’idées dans un entretien. Voyons, comte, combien de jours Raoul a-t-il encore à demeurer ici ?

— Trois jours au plus.

— Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous ?

— Oh ! beaucoup de temps, répondit Athos. Je ne veux pas me séparer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez vite de son côté, pour que je n’aide pas à la distance. Je ferai seulement des demi-étapes.

— Pourquoi cela, mon ami ? On s’attriste à marcher lentement, et la vie des hôtelleries ne sied plus à un homme comme vous.

— Mon ami, je suis venu sur les chevaux de la poste, mais je veux acheter deux chevaux fins. Or, pour les ramener frais, il ne serait pas prudent de leur faire faire plus de sept à huit lieues par jour.

— Où est Grimaud ?

— Il est arrivé avec les équipages de Raoul, hier au matin, et je l’ai laissé dormir.

— C’est à n’y plus revenir, laissa échapper d’Artagnan. Au revoir, donc, cher Athos, et, si vous faites diligence, eh bien, je vous embrasserai plus tôt.

Cela dit, il mit son pied à l’étrier, que Raoul vint lui tenir.

— Adieu ! dit le jeune homme en l’embrassant.

— Adieu ! fit d’Artagnan, qui se mit en selle.

Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses amis.

Cette scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes d’Antibes, et où d’Artagnan, après le souper, avait commandé qu’on lui amenât ses chevaux.

La route commençait là, et s’étendait blanche et onduleuse dans les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force l’âpre parfum salin qui s’exhale des marécages.

D’Artagnan prit le trot, et Athos commença à revenir tristement avec Raoul.

Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval, et d’abord ils crurent à une de ces répercussions singulières qui trompent l’oreille à chaque circonflexion des chemins.

Mais c’était bien le retour du cavalier. D’Artagnan revenait au galop vers ses amis. Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse surprise, et le