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lâche, entendez-vous, de faire ce qui est imposé par la violence majeure. Si votre cœur vous dit : « Va là, ou meurs, » allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche ou brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son cœur lui commandait impérieusement de vous préférer ? Non, elle a été la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle, obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont je suis sûr, Raoul ?

— Laquelle ?

— C’est qu’en la voyant de près avec les yeux d’un homme jaloux…

— Eh bien ?

— Eh bien, vous cesserez de l’aimer.

— Vous me décidez, mon cher d’Artagnan.

— À partir pour la revoir ?

— Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux l’aimer toujours.

— Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à laquelle j’étais loin de m’attendre.

— Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette lettre, qui, si vous la jugez à propos, lui expliquera comme à vous ce qui se passe dans mon cœur. Lisez-la, je l’ai préparée cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais aujourd’hui.

Il tendit cette lettre à d’Artagnan, qui la lut :


« Mademoiselle, vous n’avez pas tort à mes yeux en ne m’aimant pas. Vous n’êtes coupable que d’un tort, celui de m’avoir laissé croire que vous m’aimiez. Cette erreur me coûtera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants heureux sont sourds aux plaintes des amants dédaignés. Il n’en sera point ainsi de vous, qui ne m’aimiez pas, sinon avec anxiété. Je suis sûr que, si j’eusse insisté près de vous pour changer cette amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte de me faire mourir ou d’amoindrir l’estime que j’avais pour vous. Il m’est bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite.

« Aussi, combien vous m’aimerez quand vous ne craindrez plus mon regard ou mon reproche ! Vous m’aimerez, parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne m’a fait en rien l’inférieur de celui que vous avez choisi, et que mon dévouement, mon sacrifice, ma fin douloureuse m’assurent à vos yeux une supériorité certaine sur lui. J’ai laissé échapper, dans la crédulité naïve de mon cœur, le trésor que je tenais. Beaucoup de gens me disent que vous m’aviez aimé assez pour en venir à m’aimer beaucoup. Cette idée m’enlève toute amertume et me conduit à ne regarder comme ennemi que moi seul.

« Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me bénirez de m’être réfugié dans l’asile inviolable où s’éteint toute haine, où dure tout amour.

« Adieu, Mademoiselle. S’il fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je donnerais tout mon sang. J’en fais bien le sacrifice à ma misère !

« Raoul, vicomte de Bragelonne. »


— La lettre est bien, dit le capitaine. Je n’ai qu’une chose à lui reprocher.

— Dites-moi laquelle ? s’écria Raoul.

— C’est qu’elle dit toute chose, hormis la chose qui s’exhale comme un poison mortel de vos yeux, de votre cœur ; hormis l’amour insensé qui vous brûle encore.

Raoul pâlit et se tut.

— Pourquoi n’avez-vous pas écrit seulement ces mots :


« Mademoiselle,

« Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs. »

— C’est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre.

Et, déchirant sa lettre, qu’il venait de reprendre, il écrivit ces mots sur une feuille de ses tablettes :


« Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je commets la lâcheté de vous écrire, et, pour me punir de cette lâcheté, je meurs. »


Et il signa.

— Vous lui remettrez ces tablettes, n’est-ce pas, capitaine ? dit-il à d’Artagnan.

— Quand cela ? répliqua celui-ci.

— Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour où vous écrirez la date sous ces mots.

Et il s’échappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à pas lents.

Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette véhémence rapide des grains qui troublent la Méditerranée, la mauvaise humeur de l’élément devint une tempête.

Quelque chose d’informe et de tourmenté apparut à leurs regards sur le bord de la côte.

— Qu’est-ce cela ? dit Athos. Une barque brisée ?

— Ce n’est point une barque, dit d’Artagnan.

— Pardonnez-moi, fit Raoul, c’est une barque qui gagne rapidement le port.

— Il y a, en effet, une barque dans l’anse, une barque qui fait bien de s’abriter ici ; mais ce que montre Athos dans le sable… échoué…

— Oui, oui, je vois.

— C’est le carrosse que je jetai à la mer en abordant avec le prisonnier.

— Eh bien, dit Athos, si vous m’en croyez, d’Artagnan, vous brûlerez le carrosse, afin qu’il n’en reste point de vestige ; sans quoi, les pêcheurs d’Antibes, qui ont cru avoir affaire au diable, chercheront à prouver que votre prisonnier n’était qu’un homme.

— Je loue votre conseil, Athos, et je vais cette nuit le faire exécuter, ou plutôt l’exécuter moi-même. Mais rentrons, car la pluie va tomber et les éclairs sont effrayants.

Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont d’Artagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars se diriger vers la chambre habitée par le prisonnier.

Ils se cachèrent dans l’angle de l’escalier sur un signe de d’Artagnan.

— Qu’y a-t-il ? dit Athos.

— Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle.

Et l’on vit, à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette qu’estompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement, à six pas derrière le gouverneur, un homme vêtu de noir et masqué par une visière d’acier bruni, soudée à un casque de même nature, et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de fauves reflets sur cette surface polie, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient être les regards courroucés que lançait ce malheureux à défaut d’imprécations.

Au milieu de la galerie, le prisonnier s’arrêta un moment à contempler l’horizon infini, à respirer les parfums sulfureux de la tempête, à