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— À leur disposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre.

D’Artagnan remercia.

— Quand partent-ils ? ajouta le gouverneur.

— Demain, répondit d’Artagnan.

M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d’Artagnan seul avec les prétendus Espagnols.

— Oh ! s’écria le mousquetaire, voilà une vie et une société qui me conviennent peu. Je commande à cet homme, et il me gêne, mordious !… Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de mousquet sur les lapins ? La promenade sera belle et peu fatigante. L’île n’a qu’une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large ; un vrai parc. Amusons-nous.

— Allons où vous voudrez, d’Artagnan, non pour nous divertir, mais pour causer librement.

D’Artagnan fit un signe à un soldat qui comprit et apporta des fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort.

— Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la question que faisait ce noir Saint-Mars : Qu’êtes-vous venus faire aux Îles Lerens ?

— Vous dire adieu.

— Me dire adieu ? Comment cela ? Raoul part ?

— Oui.

— Avec M. de Beaufort, je parie ?

— Avec M. de Beaufort. Oh ! vous devinez toujours, cher ami.

— L’habitude…

Pendant que les deux amis commençaient leur entretien, Raoul, la tête lourde, le cœur chargé, s’était assis sur des roches moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer, regardant le ciel, écoutant la voix de son âme, il laissait peu à peu s’éloigner de lui les chasseurs.

D’Artagnan remarqua son absence.

— Il est toujours frappé, n’est-ce pas ? dit-il à Athos.

— À mort !

— Oh ! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous les cœurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. Le première saigne, la seconde résiste.

— Non, répondit Athos, Raoul en mourra.

— Mordious ! fit d’Artagnan sombre.

Et il n’ajouta pas un mot à cette exclamation. Puis, un moment après :

— Pourquoi le laissez-vous partir ?

— Parce qu’il le veut.

— Et pourquoi n’allez-vous pas avec lui ?

— Parce que je ne veux pas le voir mourir.

D’Artagnan regarda son ami en face.

— Vous savez une chose, continua le comte en s’appuyant au bras du capitaine, vous savez que, dans ma vie, j’ai eu peur de bien peu de choses. Eh bien, j’ai une peur incessante, rongeuse, insurmontable ; j’ai peur d’arriver au jour où je tiendrai le cadavre de cet enfant dans mes bras.

— Oh ! répondit d’Artagnan, oh !

— Il mourra, je le sais, j’en ai la conviction ; je ne veux pas le voir mourir.

— Comment, Athos, vous venez vous poser en présence de l’homme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre d’Artagnan, de cet homme sans égal, comme vous l’appeliez autrefois, et vous venez lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce que l’on peut voir en ce monde ? Eh bien, pourquoi avez-vous peur de cela, Athos ? L’homme, sur cette terre, doit s’attendre à tout, affronter tout.

— Écoutez, mon ami : après m’être usé sur cette terre dont vous parlez, je n’ai plus gardé que deux religions : celle de la vie, mes amitiés, mon devoir de père ; celle de l’éternité, l’amour et le respect de Dieu. Maintenant, j’ai en moi la révélation que, si Dieu souffrait qu’en ma présence mon ami ou mon fils rendît le dernier soupir… O ! non, je ne veux même pas vous dire cela, d’Artagnan.

— Dites ! dites !

— Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que j’aime. À cela seulement il n’y a pas de remède. Qui meurt gagne, qui voit mourir perd. Non. Tenez : savoir que je ne rencontrerai plus jamais, jamais, sur la terre, celui que j’y voyais avec joie ; savoir que nulle part ne sera plus d’Artagnan, ne sera plus Raoul, oh !… je suis vieux, voyez-vous, je n’ai plus de courage ; je prie Dieu de m’épargner dans ma faiblesse ; mais, s’il me frappait en face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme chrétien ne doit pas maudire son Dieu, d’Artagnan ; c’est bien assez d’avoir maudit un roi !

— Hum !… fit d’Artagnan, un peu bouleversé par cette violente tempête de douleurs.

— D’Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t-il en montrant son fils ; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que d’assister, minute par minute, à l’agonie incessante de ce pauvre cœur ?

— Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait ?

— Essayez ; mais, j’en ai la conviction, vous ne réussirez pas.

— Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai.

— Vous ?

— Sans doute. Est-ce la première fois qu’une femme serait revenue sur une infidélité ? Je vais à lui, vous dis-je.

Athos secoua la tête et continua la promenade seul. D’Artagnan, coupant à travers les broussailles, revint à Raoul et lui tendit la main.

— Eh bien, dit d’Artagnan à Raoul, vous avez donc à me parler ?

— J’ai à vous demander un service, répliqua Bragelonne.

— Demandez.

— Vous retournerez quelque jour en France ?

— Je l’espère.

— Faut-il que j’écrive à mademoiselle de La Vallière ?

— Non, il ne le faut pas.

— J’ai tant de choses à lui dire !

— Venez les lui dire, alors.

— Jamais !

— Eh bien, quelle vertu attribuez-vous à une lettre que votre parole n’ait point ?

— Vous avez raison.

— Elle aime le roi, dit brutalement d’Artagnan ; c’est une honnête fille.

Raoul tressaillit.

— Et vous, vous qu’elle abandonne, elle vous aime plus que le roi peut-être, mais d’une autre façon.

— D’Artagnan, croyez-vous bien qu’elle aime le roi ?

— Elle l’aime à l’idolâtrie. C’est un cœur inaccessible à tout autre sentiment. Vous continueriez à vivre auprès d’elle, que vous seriez son meilleur ami.

— Ah ! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance douloureuse.

— Voulez-vous ?

— Ce serait lâche.

— Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre esprit. Raoul, il n’est jamais