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portait comme un panier de provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son panier, et disparut dans l’ombre de la guérite.

Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelqu’un, et que, après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même.

Tout à coup il s’entendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans l’encadrement des barreaux d’une fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui s’agitait, quelque chose d’éblouissant, comme une arme frappée des rayons du soleil.

Et, avant qu’il se fût rendu compte de ce qu’il venait de voir, une traînée lumineuse, accompagnée d’un sifflement dans l’air, appela son attention du donjon sur la terre.

Un second bruit mat se fit entendre dans le fossé, et Raoul courut ramasser un plat d’argent qui venait de rouler jusque dans les sables desséchés.

La main qui avait lancé ce plat fit un signe aux deux gentilshommes, puis elle disparut.

Alors Raoul et Athos, s’approchant l’un de l’autre, se mirent à considérer attentivement le plat souillé de poussière, et ils découvrirent, sur le fond, des caractères tracés avec la pointe d’un couteau :

« Je suis, disait l’inscription, le frère du roi de France, prisonnier aujourd’hui, fou demain. Gentilshommes français et chrétiens, priez Dieu pour l’âme et la raison du fils de vos maîtres !  »

Le plat tomba des mains d’Athos, pendant que Raoul cherchait à pénétrer le sens mystérieux de ces mots lugubres.

Au même instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul, prompt comme l’éclair, courba la tête et força son père à se courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire à la crête du mur. Une fumée blanche jaillit comme un panache à l’orifice du mousquet, et une balle vint s’aplatir sur une pierre, à six pouces des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et s’abaissa.

— Cordieu ! s’écria Athos, assassine-t-on les gens, ici ? Descendez, lâches que vous êtes !

— Oui, descendez, dit Raoul furieux en montrant le poing au château.

L’un des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de mousquet, répondit à ces cris par une exclamation de surprise, et, comme son compagnon voulait continuer l’attaque et ressaisissait le mousquet tout armé, celui qui venait de s’écrier releva l’arme, et le coup partit en l’air.

Athos et Raoul, voyant qu’on disparaissait de la plate-forme, pensèrent qu’on allait venir à eux, et ils attendirent de pied ferme.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se montrèrent sur l’autre bord du fossé avec leurs mousquets. À la tête de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de Bragelonne reconnut pour celui qui avait tiré le premier coup de mousquet.

Cet homme ordonna aux soldats d’apprêter les armes.

— Nous allons être fusillés ! s’écria Raoul. L’épée à la main, du moins, et sautons le fossé ! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides.

Et déjà Raoul, joignant le mouvement au conseil s’élançait, suivi d’Athos, lorsqu’une voix bien connue retentit derrière eux.

— Athos ! Raoul ! criait cette voix.

— D’Artagnan ! répondirent les deux gentilshommes.

— Armes bas, mordious ! s’écria le capitaine aux soldats. J’étais bien sûr de ce que je disais, moi !

Les soldats relevèrent leurs mousquets.

— Que nous arrive-t-il donc ? demanda Athos. Quoi ! on nous fusille sans nous avertir ?

— C’est moi qui allais vous fusiller, répliqua d’Artagnan ; et, si le gouverneur vous a manqués, je ne vous eusse pas manqués, moi, chers amis. Quel bonheur que j’aie pris l’habitude de viser longtemps, au lieu de tirer d’instinct en visant ! J’ai cru vous reconnaître. Ah ! mes chers amis, quel bonheur !

Et d’Artagnan s’essuyait le front, car il avait couru vite, et l’émotion chez lui n’était pas feinte.

— Comment ! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le gouverneur de la forteresse ?

— En personne.

— Et pourquoi tirait-il sur nous ? que lui avons-nous fait ?

— Pardieu ! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté.

— C’est vrai !

— Ce plat… le prisonnier a écrit quelque chose dessus, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je m’en étais douté. Ah ! mon Dieu !

Et, d’Artagnan, avec toutes les marques d’une inquiétude mortelle, s’empara du plat pour en lire l’inscription. Quand il eut lu, la pâleur couvrit son visage.

— Oh ! mon Dieu ! répéta-t-il.

— Silence ! voici le gouverneur qui vient.

— Et que nous fera-t-il ? Est-ce notre faute ?…

— C’est donc vrai ? dit Athos à demi-voix, c’est donc vrai ?

— Silence ! vous dis-je, silence ! Si l’on croit que vous savez lire, si l’on suppose que vous avez compris, je vous aime bien, chers amis, je me ferais tuer pour vous… mais…

— Mais ?… dirent Athos et Raoul.

— Mais je ne vous sauverais pas d’une éternelle prison, si je vous sauvais de la mort. Silence, donc ! silence encore !

Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle de planche.

— Eh bien, dit-il à d’Artagnan, qui vous arrête ?

— Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de français, dit vivement le capitaine, bas, à ses amis. Eh bien, reprit-il en s’adressant au gouverneur, j’avais raison, ces messieurs sont deux capitaines espagnols que j’ai connus à Ypres, l’an passé… Ils ne savent pas un mot de français.

— Ah ! fit le gouverneur avec attention.

Et il chercha à lire l’inscription du plat.

D’Artagnan le lui ôta des mains, en effaçant les caractères à coups de pointe d’épée.

— Comment ! s’écria le gouverneur, que faites-vous ? Je ne puis donc pas lire ?

— C’est le secret de l’État, répliqua nettement d’Artagnan, et, puisque vous savez, d’après l’ordre du roi, qu’il y a peine de mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après.

Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse, moitié ironique, Athos et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid.

— Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces Messieurs ne comprennent pas au moins quelques mots.

— Laissez donc ! quand bien même ils comprendraient ce qu’on parle, ils ne liraient pas ce que l’on écrit. Ils ne le liraient même pas en