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CCXXXVI

L’INVENTAIRE DE M. DE BEAUFORT


Avoir causé de d’Artagnan avec Planchet, avoir vu Planchet quitter Paris pour s’ensevelir dans la retraite, c’était pour Athos et son fils comme un dernier adieu à tout ce bruit de la capitale, à leur vie d’autrefois.

Que laissaient-ils, en effet, derrière eux, ces gens, dont l’un avait épuisé tout le siècle dernier avec la gloire, et l’autre, tout l’âge nouveau avec le malheur ? Évidemment, ni l’un ni l’autre de ces deux hommes n’avaient rien à demander à leurs contemporains.

Il ne restait plus qu’à rendre une visite à M. de Beaufort et à régler les conditions de départ.

Le duc était logé magnifiquement à Paris. Il avait le train superbe des grandes fortunes que certains vieillards se rappelaient avoir vues fleurir du temps des libéralités de Henri III.

Alors, réellement, certains grands seigneurs étaient plus riches que le roi. Ils le savaient, en usaient, et ne se privaient pas du plaisir d’humilier un peu Sa Majesté Royale. C’était cette aristocratie égoïste que Richelieu avait contrainte à contribuer de son sang, de sa bourse et de ses révérences à ce qu’on appela dès lors le service du roi.

Depuis Louis XI, le terrible faucheur des grands, jusqu’à Richelieu, combien de familles avaient relevé la tête ! Combien, depuis Richelieu jusqu’à Louis XIV l’avaient courbée, qui ne la relevèrent plus ! Mais M. de Beaufort était né prince et d’un sang qui ne se répand point sur les échafauds, si ce n’est par sentence des peuples.

Ce prince avait donc conservé une grande habitude de vivre. Comment payait-il ses chevaux, ses gens et sa table ? Nul ne le savait, lui moins que les autres. Seulement, il y avait alors le privilège pour les fils de roi, que nul ne refusait de devenir leur créancier, soit par respect, soit par dévouement, soit par la persuasion que l’on serait payé un jour.

Athos et Raoul trouvèrent donc la maison du prince encombrée à la façon de celle de Planchet.

Le duc aussi faisait son inventaire, c’est-à-dire qu’il distribuait à ses amis, tous ses créanciers, chaque valeur un peu considérable de sa maison.

Devant deux millions à peu près, ce qui était énorme alors, M. de Beaufort avait calculé qu’il ne pourrait partir pour l’Afrique sans une belle somme, et, pour trouver cette somme, il distribuait aux créanciers passés vaisselle, armes, joyaux et meubles, ce qui était plus magnifique que de vendre, et lui rapportait le double.

En effet, comment un homme auquel on doit dix mille livres refuse-t-il d’emporter un présent de six mille, rehaussé du mérite d’avoir appartenu au descendant de Henri IV, et comment, après avoir emporté ce présent, refuserait-il dix mille autres livres à ce généreux seigneur ?

C’est donc ce qui était arrivé. Le prince n’avait plus de maison, ce qui devient inutile à un amiral dont l’appartement est son navire. Il n’avait plus d’armes superflues, depuis qu’il se plaçait au milieu de ses canons ; plus de joyaux que la mer eût pu dévorer ; mais il avait trois ou quatre cent mille écus dans ses coffres.

Et partout, dans la maison, il y avait un mouvement joyeux de gens qui croyaient piller Monseigneur.

Le prince possédait au suprême degré l’art de rendre heureux les créanciers les plus à plaindre. Tout homme pressé, toute bourse vide rencontraient chez lui patience et intelligence de sa position.

Aux uns il disait :

— Je voudrais bien avoir ce que vous avez ; je vous le donnerais.

Et aux autres :

— Je n’ai que cette aiguière d’argent ; elle vaut toujours bien cinq cents livres ; prenez-la.

Ce qui fait, tant la bonne mine est un payement courant, que le prince trouvait sans cesse à renouveler ses créanciers.

Cette fois, il n’y mettait plus de cérémonie, et l’on eût dit un pillage ; il donnait tout.

La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enlève du pillage d’un palais une marmite au fond de laquelle il a caché un sac d’or, et que tout le monde laisse passer librement et sans le jalouser, cette fable était devenue chez le prince une vérité. Bon nombre de fournisseurs se payaient sur les offices du duc.

Ainsi l’état de bouche, qui pillait les vestiaires et les selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient bien fort les selliers ou les tailleurs.

Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures données par Monseigneur, on les voyait bondir joyeux sous le poids des terrines et des bouteilles glorieusement estampillées aux armes du prince.

M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des greniers. Il fit plus de trente heureux avec ses batteries de cuisine, et trois cents avec sa cave.

De plus, tous ces gens s’en allaient avec la conviction que M. de Beaufort n’agissait de la sorte qu’en prévision d’une nouvelle fortune cachée sous les tentes arabes.

On se répétait, tout en dévastant son hôtel, qu’il était envoyé à Djidgelli par le roi pour reconstituer sa richesse perdue ; que les trésors d’Afrique seraient partagés par moitié entre l’amiral et le roi de France ; que ces trésors consistaient en des mines de diamants ou d’autres pierres fabuleuses ; les mines d’argent ou d’or de l’Atlas n’obtenaient pas même l’honneur d’une mention.

Outre les mines à exploiter, ce qui n’arriverait qu’après la campagne, il y aurait le butin fait par l’armée.

M. de Beaufort mettrait la main sur tout ce que les riches écumeurs de mer avaient volé à la chrétienté depuis la bataille de Lépante. Le nombre des millions ne se comptait plus.

Or, pourquoi aurait-il ménagé les pauvres ustensiles de sa vie passée, celui qui allait être en quête des plus rares trésors ?

Et, réciproquement, comment aurait-on ménagé le bien de celui qui se ménageait si peu lui-même ?

Voilà quelle était la situation. Athos, avec son regard investigateur, s’en rendit compte du premier coup d’œil.

Il trouva l’amiral de France un peu étourdi, car il sortait de table, d’une table de cinquante couverts, où l’on avait bu longtemps à la prospérité de l’expédition ; où, au dessert, on avait abandonné les restes aux valets et les plats vides aux curieux.

Le prince s’était enivré de sa ruine et de sa popularité tout ensemble. Il avait bu son ancien vin à la santé de son vin futur.

Quand il vit Athos avec Raoul :

— Voilà, s’écria-t-il, mon aide de camp que l’on m’amène. Venez par ici, comte ; venez par ici, vicomte.