Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/732

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volubilité est donc assez bonne pour penser à cette loterie, et…

La princesse commençait à perdre contenance.

Raoul pressa à la hâte sa sortie sans deviner tout encore, et il sentait cependant qu’il gênait.

Madame préparait un mot de transition pour se remettre, lorsqu’une armoire s’ouvrit en face de l’alcôve et que M. de Guiche sortit tout radieux aussi de cette armoire. Le plus pâle des quatre, il faut le dire, ce fut encore Raoul. Cependant, la princesse faillit s’évanouir et s’appuya sur le pied du lit.

Nul n’osa la soutenir. Cette scène occupa quelques minutes dans un terrible silence.

Raoul le rompit ; il alla au comte, dont l’émotion inexprimable faisait trembler les genoux, et, lui prenant la main :

— Cher comte, dit-il, dites bien à Madame que je suis trop malheureux pour ne pas mériter mon pardon ; dites-lui bien aussi que j’ai aimé dans ma vie, et que l’horreur de la trahison qu’on m’a faite me rend inexorable pour toute autre trahison qui se commettrait autour de moi. Voilà pourquoi, Mademoiselle, dit-il en souriant à Montalais, je ne divulguerai jamais le secret des visites de mon ami chez vous. Obtenez de Madame, Madame qui est si clémente et si généreuse, obtenez qu’elle vous les pardonne aussi, elle qui vous a surprise tout à l’heure. Vous êtes libres l’un et l’autre, aimez-vous, soyez heureux !

La princesse eut un mouvement de désespoir qui ne se peut traduire ; il lui répugnait, malgré l’exquise délicatesse dont venait de faire preuve Raoul, de se sentir à la merci d’une indiscrétion.

Il lui répugnait également d’accepter l’échappatoire offerte par cette délicate supercherie. Vive, nerveuse, elle se débattait contre la double morsure de ces deux chagrins.

Raoul la comprit et vint encore une fois à son aide. Fléchissant le genou devant elle :

— Madame, lui dit-il tout bas, dans deux jours, je serai loin de Paris, et, dans quinze jours, je serai loin de la France, et jamais plus on ne me reverra.

— Vous partez ? pensa-t-elle joyeuse.

— Avec M. de Beaufort.

— En Afrique ! s’écria de Guiche à son tour. Vous, Raoul ? Oh ! mon ami, en Afrique où l’on meurt !

Et, oubliant tout, oubliant que son oubli même compromettait plus éloquemment la princesse que sa présence :

— Ingrat, dit-il, vous ne m’avez pas même consulté !

Et il l’embrassa.

Pendant ce temps, Montalais avait fait disparaître Madame, elle était disparue elle-même.

Raoul passa une main sur son front et dit en souriant :

— J’ai rêvé !

Puis, vivement à de Guiche, qui l’absorbait peu à peu :

— Ami, dit-il, je ne me cache pas de vous, qui êtes l’élu de mon cœur : je vais mourir là-bas, votre secret ne passera pas l’année.

— Oh ! Raoul ! un homme !

— Savez-vous ma pensée, de Guiche ? La voici : c’est que je vivrai plus, étant couché sous la terre, que je ne vis depuis un mois. On est chrétien, mon ami, et, si une pareille souffrance continuait, je ne répondrais plus de mon âme.

De Guiche voulut faire ses objections.

— Plus un mot sur moi, dit Raoul ; un conseil à vous cher ami ; c’est d’une bien autre importance, ce que je vais vous dire.

— Comment cela ?

— Sans doute, vous risquez bien plus que moi, vous, puisqu’on vous aime.

— Oh !…

— Ce m’est une joie si douce que de pouvoir vous parler ainsi ! Eh bien, de Guiche, défiez-vous de Montalais.

— C’est une bonne amie.

— Elle était amie de… celle que vous savez… elle l’a perdue par l’orgueil.

— Vous vous trompez.

— Et aujourd’hui qu’elle l’a perdue, elle veut lui ravir la seule chose qui rende cette femme excusable à mes yeux.

— Laquelle ?

— Son amour.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il y a un complot formé contre celle qui est la maîtresse du roi, complot formé dans la maison même de Madame.

— Le pouvez-vous croire ?

— J’en suis certain.

— Par Montalais ?

— Prenez-la comme la moins dangereuse des ennemies que je redoute pour… l’autre !

— Expliquez-vous bien, mon ami, et, si je puis vous comprendre…

— En deux mots : Madame a été jalouse du roi.

— Je le sais…

— Oh ! ne craignez rien, on vous aime, on vous aime, de Guiche ; sentez-vous tout le prix de ces deux mots ? Ils signifient que vous pouvez lever le front, que vous pouvez dormir tranquille, que vous pouvez remercier Dieu à chaque minute de votre vie ! On vous aime, cela signifie que vous pouvez tout entendre, même le conseil d’un ami qui veut vous ménager votre bonheur. On vous aime, de Guiche, on vous aime ! Vous ne passerez point ces nuits atroces, ces nuits sans fin que traversent, l’œil aride et le cœur dévoré, d’autres gens destinés à mourir. Vous vivrez longtemps, si vous faites comme l’avare qui, brin à brin, miette à miette, caresse et entasse diamants et or. On vous aime ! permettez-moi de vous dire ce qu’il faut faire pour qu’on vous aime toujours.

De Guiche regarda quelque temps ce malheureux jeune homme à moitié fou de désespoir, et il lui passa dans l’âme comme un remords de son bonheur.

Raoul se remettait de son exaltation fiévreuse pour prendre la voix et la physionomie d’un homme impassible.

— On fera souffrir, dit-il, celle dont je voudrais encore pouvoir dire le nom. Jurez-moi, non-seulement que vous n’y aiderez en rien, mais encore que vous la défendrez quand il se pourra, comme je l’eusse fait moi-même.

— Je le jure ! répliqua de Guiche.

— Et, dit Raoul, un jour que vous lui aurez rendu quelque grand service, un jour qu’elle vous remerciera, promettez-moi de lui dire ces paroles : « Je vous ai fait ce bien, Madame, sur la recommandation de M. de Bragelonne, à qui vous avez fait tant de mal. »

— Je le jure ! murmura de Guiche attendri.

— Voilà tout. Adieu ! Je pars demain ou après pour Toulon. Si vous avez quelques heures, donnez-les-moi.

— Tout ! tout ! s’écria le jeune homme.

— Merci !

— Et qu’allez-vous faire de ce pas ?

— Je m’en vais retrouver M. le comte chez