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tion que vous me faites, je l’ai déjà résolue dans mon esprit. Je servirai sur vos vaisseaux, puisque vous me faites la grâce de m’emmener, mais j’y servirai un maître plus puissant que le roi, j’y servirai Dieu.

— Dieu ! comment cela ? firent à la fois Athos et le prince.

— Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces paroles, plus glacées que les gouttes descendues des arbres noirs après les tempêtes de l’hiver.

Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ébranlé lui-même.

Grimaud poussa un sourd gémissement et laissa tomber la bouteille, qui se brisa sur le tapis sans que nul y fît attention.

M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses traits, bien qu’il eût les yeux baissés, le feu d’une résolution devant laquelle tout devait céder.

Quant à Athos, il connaissait cette âme tendre et inflexible ; il ne comptait pas la faire dévier du fatal chemin qu’elle venait de se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc.

— Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-vous retrouver à Paris pour que je sache votre résolution ?

— J’aurai l’honneur d’aller vous y remercier de toutes vos bontés, mon prince, répliqua le comte.

— Et amenez-moi toujours le vicomte, qu’il me suive ou ne me suive pas, ajouta le duc ; il a ma parole, et je ne lui demande que la vôtre.

Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce cœur paternel, le duc tira l’oreille au vieux Grimaud qui clignait des yeux plus qu’il n’est naturel, et il rejoignit son escorte dans le parterre.

Les chevaux, reposés et frais par cette belle nuit, mirent l’espace entre le château et leur maître. Athos et Bragelonne se retrouvèrent seuls face à face.

Onze heures sonnaient.

Le père et le fils gardèrent l’un vis-à-vis de l’autre un silence que tout observateur intelligent eût deviné plein de cris et de sanglots.

Mais ces deux hommes étaient trempés de telle sorte, que toute émotion s’enfonçait, perdue à jamais, quand ils avaient résolu de la comprimer dans leur cœur.

Ils passèrent donc silencieux et presque haletants l’heure qui précède minuit. L’horloge, en sonnant, leur indiqua seule combien de minutes avait duré ce voyage douloureux fait par leurs âmes, dans l’immensité des souvenirs du passé et des craintes de l’avenir.

Athos se leva le premier en disant :

— Il est tard… À demain, Raoul !

Raoul se leva à son tour et vint embrasser son père.

Celui-ci le retint sur sa poitrine, et lui dit d’une voix altérée :

— Dans deux jours, vous m’aurez donc quitté, quitté à jamais, Raoul ?

— Monsieur, répliqua le jeune homme, j’avais fait un projet, celui de me percer le cœur avec mon épée, mais vous m’eussiez trouvé lâche ; j’ai renoncé à ce projet, et puis il fallait nous quitter.

— Vous me quittez en partant, Raoul.

— Écoutez-moi encore, Monsieur, je vous en supplie. Si je ne pars pas, je mourrai ici de douleur et d’amour. Je sais combien j’ai encore de temps à vivre ici. Renvoyez-moi vite, Monsieur, ou vous me verrez lâchement expirer sous vos yeux, dans votre maison ; c’est plus fort que ma volonté, c’est plus fort que mes forces : vous voyez bien que, depuis un mois, j’ai vécu trente ans, et que je suis au bout de ma vie.

— Alors, dit Athos froidement, vous partez avec l’intention d’aller vous faire tuer en Afrique ? Oh ! dites-le… ne mentez pas.

Raoul pâlit et se tut pendant deux secondes, qui furent pour son père deux heures d’agonie ; puis tout à coup :

— Monsieur, dit-il, j’ai promis de me donner à Dieu. En échange de ce sacrifice que je fais de ma jeunesse et de ma liberté, je ne lui demanderai qu’une chose, c’est de me conserver pour vous, parce que vous êtes le seul lien qui m’attache encore à ce monde. Dieu seul peut me donner la force pour ne pas oublier que je vous dois tout, et que rien ne me doit être avant vous.

Athos embrassa tendrement son fils et lui dit :

— Vous venez de me répondre une parole d’honnête homme ; dans deux jours, nous serons chez M. de Beaufort, à Paris, et c’est vous qui ferez alors ce qu’il vous conviendra de faire. Vous êtes libre, Raoul. Adieu !

Et il gagna lentement sa chambre à coucher.

Raoul descendit dans le jardin, où il passa la nuit dans l’allée des tilleuls.


CCXXXIV

PRÉPARATIFS DE DÉPART


Athos ne perdit plus le temps à combattre cette immuable résolution. Il mit tous ses soins à faire préparer, pendant les deux jours que le duc lui avait accordés, tout l’équipage de Raoul. Ce travail regardait le bon Grimaud, lequel s’y appliqua sur-le-champ, avec le cœur et l’intelligence qu’on lui connaît.

Athos donna ordre à ce digne serviteur de prendre la route de Paris quand les équipages seraient prêts, et, pour ne pas s’exposer à faire attendre le duc ou, tout au moins, à mettre Raoul en retard si le duc s’apercevait de son absence, il prit, dès le lendemain de la visite de M. de Beaufort, le chemin de Paris avec son fils.

Ce fut pour le pauvre jeune homme une émotion bien facile à comprendre que celle d’un retour à Paris, au milieu de tous les gens qui l’avaient connu et qui l’avaient aimé.

Chaque visage rappelait, à celui qui avait tant souffert, une souffrance, à celui qui avait tant aimé, une circonstance de son amour. Raoul, en se rapprochant de Paris, se sentait mourir. Une fois à Paris, il n’exista réellement plus. Lorsqu’il arriva chez M. de Guiche, on lui expliqua que M. de Guiche était chez Monsieur.

Raoul prit le chemin du Luxembourg, et, une fois arrivé, sans s’être douté qu’il allait dans un endroit où La Vallière avait vécu, il entendit tant de musique et respira tant de parfums, il entendit tant de rires joyeux et vit tant d’ombres dansantes, que, sans une charitable femme qui l’aperçut morne et pâle sous une portière, il fût demeuré là quelques moments, puis serait parti sans jamais revenir.

Mais, comme nous l’avons dit, aux premières antichambres il avait arrêté ses pas uniquement pour ne point se mêler à toutes ces existences heureuses qu’il sentait s’agiter dans les salles voisines.