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— Elle rappelle quelqu’un à Votre Altesse ?

— Elle me rappelle une jeune fille assez agréable, dont la mère habitait les Halles.

— Ah ! ah ! fit Athos en souriant.

— Le bon temps ! ajouta M. de Beaufort. Oui, La Vallière me rappelle cette fille.

— Qui eut un fils, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui, répondit le duc avec une naïveté insouciante, avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or, voilà le pauvre Raoul, qui est bien votre fils, hein ?

— C’est mon fils, oui, Monseigneur.

— Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi, et l’on boude ?

— Mieux que cela, Monseigneur, on s’abstient.

— Vous allez laisser croupir ce garçon-là ? C’est un tort. Voyons, donnez le-moi.

— Je veux le garder, Monseigneur. Je n’ai plus que lui au monde, et, tant qu’il voudra rester…

— Bien, bien, répondit le duc. Cependant, je vous l’eusse bientôt raccommodé. Je vous assure qu’il est d’une pâte dont on fait les maréchaux de France, et j’en ai vu sortir plus d’un d’une étoffe semblable.

— C’est possible, Monseigneur ; mais c’est le roi qui fait les maréchaux de France, et jamais Raoul n’acceptera rien du roi.

Raoul brisa cet entretien par son retour. Il précédait Grimaud, dont les mains, encore sûres, portaient le plateau chargé d’un verre et d’une bouteille du vin favori de M. le duc.

En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de plaisir.

— Grimaud ! Bonsoir, Grimaud, dit-il ; comment va ?

Le serviteur s’inclina profondément, aussi heureux que son noble interlocuteur.

— Deux amis ! dit le duc en secouant d’une façon vigoureuse l’épaule de l’honnête Grimaud.

Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud.

— Que vois-je là, comte ? Un seul verre !

— Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m’invite, dit Athos avec une noble humilité.

— Cordieu ! vous avez raison de n’avoir fait apporter qu’un verre, nous y boirons tous deux comme deux frères d’armes. À vous, d’abord, comte.

— Faites-moi la grâce tout entière, dit Athos en repoussant doucement le verre.

— Vous êtes un charmant ami, répliqua le duc de Beaufort, qui but et passa le gobelet d’or à son compagnon. Mais ce n’est pas tout, continua-t-il : j’ai encore soif et je veux faire honneur à ce beau garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il à Raoul ; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et, la peste m’étouffe si ce que vous souhaitez n’arrive pas !

Il tendit le gobelet à Raoul, qui y mouilla précipitamment ses lèvres, et dit avec la même promptitude :

— J’ai souhaité quelque chose, Monseigneur.

Ses yeux brillaient d’un feu sombre, le sang avait monté à ses joues ; il effraya Athos, rien que par son sourire.

— Et qu’avez-vous souhaité ? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil, tandis que d’une main il remettait la bouteille et une bourse à Grimaud.

— Monseigneur, voulez-vous me promettre de m’accorder ce que j’ai souhaité ?

— Pardieu ! puisque c’est dit.

— J’ai souhaité, monsieur le duc, d’aller avec vous à Djidgelli.

Athos pâlit et ne put réussir à cacher son trouble.

Le duc regarda son ami, comme pour l’aider à parer ce coup imprévu.

— C’est difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il un peu bas.

— Pardon, Monseigneur, j’ai été indiscret, reprit Raoul d’une voix ferme ; mais, comme vous m’aviez vous-même invité à souhaiter…

— À souhaiter de me quitter, dit Athos.

— Oh ! Monsieur… le pouvez-vous croire ?

— Eh bien, mordieu ! s’écria le duc, il a raison le petit vicomte ; que fera-t-il ici ? Il pourrira de chagrin.

Raoul rougit ; le prince, emporté, continua :

— La guerre, c’est une distraction : on y gagne tout, on n’y perd qu’une chose, la vie ; alors, tant pis !

— C’est-à-dire la mémoire, fit vivement Raoul, c’est-à-dire, tant mieux !

Il se repentit d’avoir parlé si vite, en voyant Athos se lever et ouvrir la fenêtre.

Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers le comte. Mais Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut aux lumières avec une physionomie sereine et impassible.

— Eh bien, fit le duc, voyons ! part-il ou ne part-il pas ? S’il part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils.

— Monseigneur ! s’écria Raoul en ployant le genou.

— Monseigneur, s’écria le comte en prenant la main du duc, Raoul fera ce qu’il voudra.

— Oh ! non, Monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune homme.

— Par la corbleu ! fit le prince à son tour, ce n’est le comte ni le vicomte qui fera sa volonté, ce sera moi. Je l’emmène. La marine, c’est un avenir superbe, mon ami.

Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois, Athos en eut le cœur navré, et lui répondit par un regard sévère.

Raoul comprenait tout ; il reprit son calme et s’observa si bien, que plus un mot ne lui échappa.

Le duc se leva, voyant l’heure avancée, et dit très vite :

— Je suis pressé, moi ; mais, si l’on me dit que j’ai perdu mon temps à causer avec un ami, je répondrai que j’ai fait une bonne recrue.

— Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce n’est pas le roi que je servirai.

— Eh ! mon ami, qui donc serviras-tu ? Ce n’est plus le temps où tu eusses pu dire : « Je suis à M. de Beaufort. » Non, aujourd’hui, nous sommes tous au roi, grands et petits. C’est pourquoi, si tu sers sur mes vaisseaux, pas d’équivoque, mon cher vicomte, c’est bien le roi que tu serviras.

Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la réponse qu’allait faire, à cette embarrassante question, Raoul, l’intraitable ennemi du roi, son rival. Le père espérait que l’obstacle renverserait le désir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la légèreté ou la généreuse réflexion venait de remettre en doute le départ d’un fils, sa seule joie.

Mais Raoul, toujours ferme et tranquille :

— Monsieur le duc, répliqua-t-il, cette objec-