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permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je m’y oublie moi-même, que j’y noie jusqu’à ma raison.

— Raoul ! Raoul !

— Écoutez, Monsieur ; jamais je ne m’accoutumerai à cette idée que Louise, la plus chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper aussi lâchement un homme aussi honnête et aussi aimant que je le suis ; jamais je ne pourrai me décider à voir ce masque doux et bon se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue ! Louise infâme ! Ah ! Monsieur, c’est bien plus cruel pour moi que Raoul abandonné, que Raoul malheureux !

Athos employait alors le remède héroïque. Il défendait Louise contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour.

— Une femme qui eût cédé au roi parce qu’il est le roi, disait-il, mériterait le nom d’infâme ; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublié, lui son rang, elle ses serments. L’amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s’aiment avec franchise.

Et, quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et s’enfuir au plus épais du bois ou se réfugier dans sa chambre d’où, une heure après, il sortait pâle, tremblant, mais dompté. Alors, revenant à Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui vient d’être battu caresse un bon maître pour racheter sa faute. Raoul, lui, n’écoutait que sa faiblesse, et il n’avouait que sa douleur.

Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans laquelle Athos avait si violemment agité l’orgueil indomptable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion à cette scène ; jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse sortie qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant son rival abaissé. Athos ne voulait point que l’amant offensé oubliât le respect dû au roi.

Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris des paroles royales, de la foi équivoque que certains fous puisent dans la promesse tombée du trône ; quand, passant deux siècles avec la rapidité d’un oiseau qui traverse un détroit pour aller d’un monde à l’autre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa voix sereine et persuasive :

— Vous avez raison, Raoul ; tout ce que vous dites arrivera : les rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartés les étoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra, Raoul, nous serons morts ; et rappelez-vous bien ce que je vous dis : En ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre au présent ; nous ne devons vivre selon l’avenir que pour Dieu.

Voilà de quoi s’entretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en arpentant la longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait à annoncer au comte soit l’heure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y attacher d’importance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous les deux se trouvèrent, au bout de l’allée, en présence de Porthos et d’Aramis.


CCXXXII

LES DERNIERS ADIEUX


Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos s’embrassèrent en vieillards. Cet embrassement même était une question pour Aramis, qui aussitôt :

— Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.

— Ah ! fit le comte.

— Le temps, interrompit Porthos, de vous conter mon bonheur.

— Ah ! fit Raoul.

Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l’air sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos.

— Quel est le bonheur qui vous arrive ? Voyons, demanda Raoul en souriant.

— Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se penchant à l’oreille du jeune homme ; duc à brevet !

Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour être entendus de tout le monde ; ses murmures étaient au diapason d’un rugissement ordinaire.

Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir Aramis.

Celui-ci prit le bras d’Athos, et, après avoir demandé à Porthos la permission de causer quelques moments à l’écart :

— Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de douleur.

— De douleur ? s’écria le comte. Ah ! cher ami !

— Voici, en deux mots : j’ai fait, contre le roi, une conspiration, cette conspiration a manqué, et, à l’heure qu’il est, on me cherche sans doute.

— On vous cherche !… une conspiration !… Eh ! mon ami, que me dites vous là ?

— Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.

— Mais Porthos… ce titre de duc… qu’est-ce que tout cela ?

— Voilà le sujet de ma plus vive peine ; voilà le plus profond de ma blessure. J’ai, croyant à un succès infaillible, entraîné Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez qu’il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd’hui, le voilà si bien compromis avec moi, qu’il est perdu comme moi.

— Mon Dieu !

Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement.

— Il faut vous faire tout comprendre. Écoutez-moi, continua Aramis.

Et il raconta l’histoire que nous connaissons.

Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur.

— C’est une grande idée, dit-il ; mais c’était une grande faute.

— Dont je suis puni, Athos.

— Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière.

— Dites.

— C’est un crime.

— Capital, je le sais. Lèse-majesté !

— Porthos ! pauvre Porthos !

— Que voulez-vous que je fasse ? Le succès, je vous l’ai dit, était certain.

— M. Fouquet est un honnête homme.