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avait tellement agité la reine mère, que son fils en eut pitié. Il lui prit et lui baisa tendrement la main ; elle ne sentit pas que, dans ce baiser donné malgré les révoltes et les rancunes du cœur, il y avait tout un pardon de huit années d’horribles souffrances.

Philippe laissa un instant de silence engloutir les émotions qui venaient de se produire ; puis avec une sorte de gaieté :

— Nous ne partirons pas encore aujourd’hui, dit-il ; j’ai un plan.

Et il se tourna vers la porte, où il espérait voir Aramis, dont l’absence commençait à lui peser.

La reine mère voulut prendre congé.

— Demeurez, ma mère, dit-il ; je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet.

— Mais je n’en veux pas à M. Fouquet ; je craignais seulement ses prodigalités.

— Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les bonnes qualités.

— Que cherche donc Votre Majesté ? dit Henriette voyant le roi regarder encore vers la porte, et désirant lui décocher un trait au cœur ; car elle supposait qu’il attendait La Vallière ou une lettre d’elle.

— Ma sœur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à cette merveilleuse perspicacité dont la fortune lui allait désormais permettre l’exercice, ma sœur, j’attends un homme extrêmement distingué, un conseiller des plus habiles que je veux vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah ! entrez donc, d’Artagnan.

D’Artagnan parut.

— Que veut Sa Majesté ?

— Dites donc, où est M. l’évêque de Vannes, votre ami ?

— Mais, sire…

— Je l’attends et ne le vois pas venir. Qu’on me le cherche.

D’Artagnan demeura un instant stupéfait ; mais bientôt, réfléchissant qu’Aramis avait quitté Vaux secrètement avec une mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret.

— Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument qu’on lui amène M. d’Herblay ?

— Absolument n’est pas le mot, répliqua Philippe ; je n’en ai pas un tel besoin ; mais si on me le trouvait…

— J’ai deviné, se dit d’Artagnan.

— Ce M. d’Herblay, dit Anne d’Autriche, c’est l’évêque de Vannes ?

— Oui, Madame.

— Un ami de M. Fouquet ?

— Oui, Madame ; un ancien mousquetaire.

Anne d’Autriche rougit.

— Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles.

La vieille reine se repentit d’avoir voulu mordre ; elle rompit l’entretien pour y conserver le reste de ses dents.

— Quel que soit votre choix, sire, dit-elle, je le tiens pour excellent.

Tous s’inclinèrent.

— Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de M. de Richelieu, moins l’avarice de M. de Mazarin.

— Un premier ministre, sire ? demanda Monsieur effrayé.

— Je vous conterai cela, mon frère ; mais c’est étrange que M. d’Herblay ne soit pas ici.

Il appela.

— Qu’on prévienne M. Fouquet, dit-il, j’ai à lui parler… Oh ! devant vous, devant vous ; ne vous retirez point.

M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontés du roi.

Tandis que l’on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa voix, à ses habitudes.

De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait de façon à ne pas même soulever un soupçon dans l’esprit de ceux qui l’entouraient.

Rien désormais ne pouvait inquiéter l’usurpateur. Avec quelle étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble !

Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.

La conversation avait langui dans la famille royale ; Philippe, préoccupé, oubliait de congédier son frère et madame Henriette. Ceux-ci s’étonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne d’Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol.

Philippe ignorait complètement cette langue ; il pâlit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si l’esprit de l’imperturbable Aramis l’eût couvert de son infaillibilité, au lieu de se déconcerter, Philippe se leva.

— Eh bien, quoi ? Répondez, dit Anne d’Autriche.

— Quel est tout ce bruit ? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l’escalier dérobé.

Et l’on entendait une voix qui criait :

— Par ici, par ici ! Encore quelques degrés, sire !

— La voix de M. Fouquet ? dit d’Artagnan placé près de la reine mère.

— M. d’Herblay ne saurait être loin, ajouta Philippe.

Mais il vit ce qu’il était bien loin de s’attendre à voir si près de lui.

Tous les yeux s’étaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet ; mais ce ne fut pas lui qui entra.

Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux poussé par le roi et les assistants.

Il n’est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus d’éléments étranges et d’accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui qu’offrait la chambre royale en ce moment.

Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer qu’une lumière incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés d’une épaisse soie.

Dans cette pénombre moelleuse s’étaient peu à peu dilatés les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la confiance qu’avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux comme s’il était éclairé par le soleil.

C’est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu’il se montra pâle et le sourcil froncé sous la portière de l’escalier secret.

Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse.

La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui