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s’agitait d’horreur à l’idée de ce qu’il venait d’apprendre.

— Qu’était donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux, qui, dans l’âge déjà faible, savent encore composer des plans pareils et les exécuter sans sourciller ?

Parfois, il se demandait si tout ce qu’Aramis lui avait conté n’était point un rêve, si la fable n’était pas le piège lui-même, et si, en arrivant à la Bastille, lui, Fouquet, il n’allait pas trouver un ordre d’arrestation qui l’enverrait rejoindre le roi détrôné.

Dans cette idée, il donna quelques ordres cachetés sur sa route, tandis qu’on attelait les chevaux. Ces ordres s’adressaient à M. d’Artagnan et à tous les chefs de corps dont la fidélité ne pouvait être suspecte.

— De cette façon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j’aurai rendu le service que je dois à la cause de l’honneur. Les ordres n’arriveront qu’après moi si je reviens libre, et, par conséquent, on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde, c’est qu’il me sera arrivé malheur. Alors j’aurai du secours pour moi et pour le roi.

C’est ainsi préparé qu’il arriva devant la Bastille. Le surintendant avait fait cinq lieues et demie à l’heure.

Tout ce qui n’était jamais arrivé à Aramis arriva dans la Bastille à M. Fouquet. M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire reconnaître, il ne put jamais être introduit.

À force de solliciter, de menacer, d’ordonner, il décida un factionnaire à prévenir un bas officier qui prévint le major. Quant au gouverneur, on n’eût pas même osé le déranger pour cela.

Fouquet, dans son carrosse, à la porte de la forteresse, rongeait son frein et attendait le retour de ce bas officier, qui reparut enfin d’un air assez maussade.

— Eh bien, dit Fouquet impatiemment, qu’a dit le major ?

— Eh bien, Monsieur, répliqua le soldat, M. le major m’a ri au nez. Il m’a dit que M. Fouquet est à Vaux, et que, fût-il à Paris, M. Fouquet ne se lèverait pas à l’heure qu’il est.

— Mordieu ! vous êtes un troupeau de drôles ! s’écria le ministre en s’élançant hors du carrosse.

Et, avant que le bas officier eût le temps de fermer la porte, Fouquet s’introduisit par la fente, et courut en avant, malgré les cris du soldat qui appelait à l’aide.

Fouquet gagnait du terrain, peu soucieux des cris de cet homme, lequel, ayant enfin joint Fouquet, répéta à la sentinelle de la seconde porte :

— À vous, à vous, sentinelle !

Le factionnaire croisa la pique sur le ministre ; mais celui-ci, robuste et agile, emporté d’ailleurs par la colère, arracha la pique des mains du soldat et lui en caressa rudement les épaules. Le bas officier, qui s’approchait trop, eut sa part de la distribution ; tous deux poussèrent des cris furieux, au bruit desquels sortit tout le premier corps de garde de l’avancée.

Parmi ces gens, il y en eut un qui reconnut le surintendant et s’écria :

— Monseigneur !… Ah ! Monseigneur !… Arrêtez, vous autres !

Et il arrêta effectivement les gardes qui se préparaient à venger leurs compagnons.

Fouquet commanda qu’on lui ouvrit la grille ; mais on lui objecta la consigne.

Il ordonna qu’on prévînt le gouverneur ; mais celui-ci était déjà instruit de tout le bruit de la porte ; à la tête d’un piquet de vingt hommes, il accourait, suivi de son major, dans la persuasion qu’une attaque avait lieu contre la Bastille.

Baisemeaux reconnut aussi Fouquet, et laissa tomber son épée qu’il tenait déjà toute brandie.

— Ah ! Monseigneur, balbutia-t-il, que d’excuses !…

— Monsieur, fit le surintendant rouge de chaleur et tout suant, je vous fais mon compliment : votre service se fait à merveille.

Baisemeaux pâlit, croyant que ces paroles n’étaient qu’une ironie, présage de quelque furieuse colère. Mais Fouquet avait repris haleine, appelant du geste la sentinelle et le bas officier, qui se frottaient les épaules.

— Il y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante pour l’officier. Mon compliment, Messieurs ; j’en parlerai au roi. À nous deux, monsieur de Baisemeaux.

Et, sur un murmure de satisfaction générale, il suivit le gouverneur au Gouvernement.

Baisemeaux tremblait déjà de honte et d’inquiétude. La visite matinale d’Aramis lui semblait avoir, dès à présent, des conséquences dont un fonctionnaire pouvait, à bon droit, s’épouvanter.

Ce fut bien autre chose encore quand Fouquet, d’une voix brève et avec un regard impérieux :

— Monsieur, dit-il, vous avez vu M. d’Herblay ce matin ?

— Oui, Monseigneur.

— Eh bien, Monsieur, vous n’avez pas horreur du crime dont vous vous êtes rendu complice ?

— Allons, bien ! pensa Baisemeaux.

Puis il ajouta tout haut :

— Mais quel crime, Monseigneur ?

— Il y a là de quoi vous faire écarteler, Monsieur, songez-y ! Mais ce n’est pas le moment de s’irriter. Conduisez-moi sur-le-champ auprès du prisonnier.

— Auprès de quel prisonnier ? fit Baisemeaux frémissant.

— Vous faites l’ignorant, soit ! C’est ce que vous pouvez faire de mieux. En effet, si vous avouiez une pareille complicité, ce serait fait de vous. Je veux donc bien paraître ajouter foi à votre ignorance.

— Je vous prie, Monseigneur…

— C’est bien. Conduisez-moi auprès du prisonnier.

— Auprès de Marchiali ?

— Qu’est-ce que c’est que Marchiali ?

— C’est le détenu amené ce matin par M. d’Herblay.

— On l’appelle Marchiali ? fit le surintendant, troublé dans ses convictions par la naïve assurance de Baisemeaux.

— Oui, Monseigneur, c’est sous ce nom qu’on l’a inscrit ici.

Fouquet regarda jusqu’au fond du cœur de Baisemeaux. Il lut, avec cette habitude des hommes que donne l’usage du pouvoir, une sincérité absolue. D’ailleurs, en observant une minute cette physionomie, comment croire qu’Aramis eût pris un pareil confident ?

— C’est, dit-il au gouverneur, le prisonnier que M. d’Herblay avait emmené avant-hier ?

— Oui, Monseigneur.

— Et qu’il a ramené ce matin ? ajouta vivement Fouquet, qui comprit aussitôt le mécanisme du plan d’Aramis.

— C’est cela ; oui, Monseigneur.

— Et il s’appelle Marchiali ?

— Marchiali. Si Monseigneur vient ici pour