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donc, venez donc, promenez-vous par la chambre ; écrivez, effacez, déchirez, brûlez ; mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me réveilleriez en sursaut, et cela m’agacerait horriblement les nerfs.

— Décidément, monsieur d’Artagnan, dit Fouquet, vous êtes l’homme le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne me laisserez qu’un regret : c’est d’avoir fait si tard votre connaissance.

D’Artagnan poussa un soupir qui voulait dire :

— Hélas ! peut-être l’avez-vous faite trop tôt !

Puis il s’enfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi couché sur son lit et appuyé sur le coude, rêvait à son aventure.

Et tous deux, laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le premier réveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut, d’Artagnan ronflait plus fort.

Nulle visite, même celle d’Aramis, ne troubla leur quiétude ; nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison.

Au-dehors, les rondes d’honneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas ; c’était une tranquillité de plus pour les dormeurs. Qu’on y joigne le bruit du vent et des fontaines qui font leur fonction éternelle, sans s’inquiéter des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de l’homme.


CCXXVI

LE MATIN


Auprès de ce destin lugubre du roi enfermé à la Bastille et rongeant de désespoir les verrous et les barreaux, la rhétorique des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de placer l’antithèse de Philippe dormant sous le dais royal. Ce n’est pas que la rhétorique soit toujours mauvaise et sème toujours à faux les fleurs dont elle veut émailler l’histoire ; mais nous nous excuserons de polir ici soigneusement l’antithèse et de dessiner avec intérêt l’autre tableau destiné à servir de pendant au premier.

Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le roi était descendu de la chambre de Morphée. Le dôme s’abaissa lentement sous la pression de M. d’Herblay, et Philippe se trouva devant le lit royal, qui était remonté après avoir déposé son prisonnier dans les profondeurs des souterrains.

Seul en présence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul devant le rôle qu’il allait être forcé de jouer, Philippe sentit, pour la première fois, son âme s’ouvrir à ces mille émotions qui sont les battements vitaux d’un cœur de roi.

Mais la pâleur le prit quand il considéra ce lit vide et encore froissé par le corps de son frère.

Ce muet complice était revenu après avoir servi à la consommation de l’œuvre. Il revenait avec la trace du crime ; il parlait au coupable le langage franc et brutal que le complice ne craint jamais d’employer avec son complice. Il disait la vérité.

Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir encore humide de la sueur froide qui avait ruisselé du front de Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang d’Abel épouvanta Caïn.

— Me voilà face à face avec mon destin, dit Philippe, l’œil en feu, le visage livide. Sera-t-il plus effrayant que ma captivité ne fut douloureuse ? Forcé de suivre à chaque instant les usurpations de la pensée, songerai-je toujours à écouter les scrupules de mon cœur ?… Eh bien, oui ! le roi a reposé sur ce lit ; oui, c’est bien sa tête qui a creusé ce pli dans l’oreiller, c’est bien l’amertume de ses larmes qui a amolli ce mouchoir, et j’hésite à me coucher sur ce lit, à serrer de ma main ce mouchoir brodé des armes et du chiffre du roi !… Allons, imitons M. d’Herblay, qui veut que l’action soit toujours d’un degré au-dessus de la pensée ; imitons M. d’Herblay, qui songe toujours à lui et qui s’appelle honnête homme quand il n’a mécontenté ou trahi que ses ennemis. Ce lit, je l’aurais occupé si Louis XIV ne m’en eût frustré par le crime de notre mère. Ce mouchoir brodé aux armes de France, c’est à moi qu’il appartiendrait de m’en servir, si, comme le fait observer M. d’Herblay, j’avais été laissé à ma place dans le berceau royal. Philippe, fils de France, remonte sur ton lit ! Philippe, seul roi de France, reprends ton blason !! Philippe, seul héritier présomptif de Louis XIII, ton père, sois sans pitié pour l’usurpateur, qui n’a pas même en ce moment le remords de tout ce que tu as souffert !!!

Cela dit, Philippe, malgré sa répugnance instinctive du corps, malgré les frissons et la terreur que domptait la volonté, se coucha sur le lit royal, et contraignit ses muscles à presser la couche encore tiède de Louis XIV, tandis qu’il appuyait sur son front le mouchoir humide de sueur.

Lorsque sa tête se renversa en arrière et creusa l’oreiller moelleux, Philippe aperçut au-dessus de son front la couronne de France, tenue, comme nous l’avons dit, par l’ange aux ailes d’or.

Maintenant, qu’on se représente ce royal intrus, l’œil sombre et le corps frémissant. Il ressemble au tigre égaré par une nuit d’orage, qui est venu par les roseaux, par la ravine inconnue, se coucher dans la caverne du lion absent. L’odeur féline l’a attiré, cette tiède vapeur de l’habitation ordinaire. Il a trouvé un lit d’herbes sèches, d’ossements rompus et pâteux comme une moelle ; il arrive, promène dans l’ombre son regard qui flamboie et qui voit ; il secoue ses membres ruisselants, son pelage souillé de vase, et s’accroupit lourdement, son large museau sur ses pattes énormes, prêt au sommeil, mais aussi prêt au combat. De temps en temps, l’éclair qui brille et miroite dans les crevasses de l’antre, le bruit des branches qui s’entrechoquent, des pierres qui crient en tombant, la vague appréhension du danger, le tirent de cette léthargie causée par la fatigue.

On peut être ambitieux de coucher dans le lit