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n’avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi qui ai l’air d’exercer une supériorité sur vous parce que je vous arrête ; le sort, qui distribue leurs rôles aux comédiens de ce monde, m’en a donné un moins beau, moins agréable à jouer que n’était le vôtre : je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les rôles des rois ou des puissants valent mieux que les rôles de mendiants ou de laquais. Mieux vaut, même en scène, sur un autre théâtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et mâcher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser l’échine avec des bâtons rembourrés d’étoupe. En un mot, vous avez abusé de l’or, vous avez commandé, vous avez joui. Moi, j’ai traîné ma longe ; moi, j’ai obéi ; moi, j’ai pâti. Eh bien, si peu que je vaille auprès de vous, Monseigneur, je vous le déclare : le souvenir de ce que j’ai fait me tient lieu d’un aiguillon qui m’empêche de courber trop tôt ma vieille tête. Je serai jusqu’au bout bon cheval d’escadron, et je tomberai tout roide, tout d’une pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma place. Faites comme moi, monsieur Fouquet ; vous ne vous en trouverez pas plus mal. Cela n’arrive qu’une fois aux hommes comme vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un proverbe latin dont j’ai oublié les mots, mais dont je me rappelle le sens, car plus d’une fois, je l’ai médité : il dit : « La fin couronne l’œuvre. »

Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d’Artagnan, qu’il étreignit sur sa poitrine, tandis que, de l’autre main, il lui serrait la main.

— Voilà un beau sermon, dit-il après une pause.

— Sermon de mousquetaire, Monseigneur.

— Vous m’aimez, vous, qui me dites tout cela.

— Peut-être.

Fouquet redevint pensif ; puis, après un instant :

— Mais M. d’Herblay, demanda-t-il, où peut-il être ?

— Ah ! voilà !

— Je n’ose vous prier de le faire chercher.

— Vous m’en prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet. C’est imprudent. On le saurait ; et Aramis, qui n’est pas en cause dans tout cela, pourrait être compromis et englobé dans votre disgrâce.

— J’attendrai le jour, dit Fouquet.

— Oui, c’est ce qu’il y a de mieux.

— Que ferons-nous, au jour ?

— Je n’en sais rien, Monseigneur.

— Faites-moi une grâce, monsieur d’Artagnan.

— Très-volontiers.

— Vous me gardez, je reste ; vous êtes dans la pleine exécution de vos consignes, n’est-ce pas ?

— Mais oui.

— Eh bien, restez mon ombre, soit ! J’aime mieux cette ombre-là qu’une autre.

D’Artagnan s’inclina.

— Mais oubliez que vous êtes M. d’Artagnan, capitaine des mousquetaires ; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des finances, et causons de mes affaires.

— Peste ! c’est épineux, cela.

— Vraiment ?

— Oui ; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais l’impossible.

— Merci. Que vous a dit le roi ?

— Rien.

— Ah ! voilà comme vous causez ?

— Dame !

— Que pensez-vous de ma situation ?

— Rien.

— Cependant, à moins de mauvaise volonté…

— Votre situation est difficile.

— En quoi ?

— En ce que vous êtes chez vous.

— Si difficile qu’elle soit, je la comprends bien.

— Pardieu ! est-ce que vous vous imaginez qu’avec un autre que vous j’eusse fait tant de franchise ?

— Comment, tant de franchise ? Vous avez été franc avec moi, vous ! vous qui refusez de me dire la moindre chose ?

— Tant de façons. Alors.

— À la bonne heure !

— Tenez, Monseigneur, écoutez comment je m’y fusse pris avec un autre que vous : j’arrivais à votre porte, les gens partis, ou, s’ils n’étaient pas partis, je les attendais à leur sortie et je les attrapais un à un, comme des lapins au débouter ; je les coffrais sans bruit, je m’étendais sur le tapis de votre corridor, et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous gardais pour le déjeuner du maître. De cette façon, pas d’esclandre, pas de défense, pas de bruit ; mais aussi, pas d’avertissement pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces concessions délicates qu’entre gens courtois on se fait au moment décisif. Êtes-vous content de ce plan-là ?

— Il me fait frémir.

— N’est-ce pas ? c’eût été triste d’apparaître demain, sans préparation, et de vous demander votre épée.

— Oh ! Monsieur, j’en fusse mort de honte et de colère !

— Votre reconnaissance s’exprime trop éloquemment ; je n’ai point fait assez, croyez-moi.

— À coup sûr, Monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela.

— Eh bien, maintenant, Monseigneur, si vous êtes content de moi, si vous êtes remis de la secousse, que j’ai adoucie autant que j’ai pu, laissons le temps battre des ailes ; vous êtes harassé, vous avez des réflexions à faire ; je vous en conjure, dormez ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fauteuil, et, quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me réveillerait pas.

Fouquet sourit.

— J’excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où l’on ouvrirait une porte, soit secrète, soit visible, soit de sortie, soit d’entrée. Oh ! pour cela, mon oreille est vulnérable au dernier point. Un craquement me fait tressaillir. C’est une affaire d’antipathie naturelle. Allez