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s’asseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni de splendides dentelles.

D’Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié.

— J’ai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec mélancolie ; j’ai vu arrêter M. de Cinq-Mars, j’ai vu arrêter M. de Chalais. J’étais bien jeune. J’ai vu arrêter M. de Condé avec les princes, j’ai vu arrêter M. de Retz, j’ai vu arrêter M. Broussel. Tenez, Monseigneur, c’est fâcheux à dire, mais celui de tous ces gens-là à qui vous ressemblez le plus en ce moment, c’est le bonhomme Broussel. Peu s’en faut que vous ne mettiez, comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordious ! monsieur Fouquet, un homme comme vous n’a pas de ces abattements-là. Si vos amis vous voyaient !…

— Monsieur d’Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse, vous ne comprenez point : c’est justement parce que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul, moi ! je ne suis rien tout seul. Remarquez bien que j’ai employé mon existence à me faire des amis dont j’espérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert de louanges et d’actions de grâces. Dans la moindre défaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de mon âme. L’isolement, je ne l’ai jamais connu. La pauvreté, fantôme que parfois j’ai entrevu avec ses haillons au bout de ma route ! la pauvreté, c’est le spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant d’années, qu’ils poétisent, qu’ils caressent, qu’ils me font aimer ! La pauvreté, mais je l’accepte, je la reconnais, je l’accueille comme une sœur déshéritée ; car la pauvreté, ce n’est pas la solitude, ce n’est pas l’exil, ce n’est pas la prison ! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des amis comme Pélisson, comme La Fontaine, comme Molière ? avec une maîtresse, comme… Oh ! mais la solitude, à moi, homme de bruit, à moi, homme de plaisirs, à moi qui ne suis que parce que les autres sont !… Oh ! si vous saviez comme je suis seul en ce moment ! et comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de tout ce que j’aimais, l’image de la solitude, du néant et de la mort !

— Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit d’Artagnan touché jusqu’au fond de l’âme, je vous ai déjà dit que vous exagériez les choses. Le roi vous aime.

— Non, dit Fouquet en secouant la tête, non !

— M. Colbert vous hait.

— M. Colbert ? Que m’importe !

— Il vous ruinera.

— Oh ! quant à cela, je l’en défie : je suis ruiné.

À cet étrange aveu du surintendant, d’Artagnan promena un regard expressif autour de lui. Quoiqu’il n’ouvrît pas la bouche, Fouquet le comprit si bien, qu’il ajouta :

— Que faire de ces magnificences, quand on n’est plus magnifique ? Savez-vous à quoi nous servent la plupart de nos possessions, à nous autres riches ? C’est à nous dégoûter, par leur splendeur même, de tout ce qui n’égale pas cette splendeur. Vaux ! me direz-vous, les merveilles de Vaux, n’est-ce pas ? Eh bien, quoi ? Que faire de cette merveille ? Avec quoi, si je suis ruiné, verserai-je l’eau dans les urnes de mes naïades, le feu dans les entrailles de mes salamandres, l’air dans la poitrine de mes tritons ? Pour être assez riche, monsieur d’Artagnan, il faut être trop riche.

D’Artagnan hocha la tête.

— Oh ! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquet. Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des champs ; cette terre nourrirait son maître. De quarante millions, vous feriez bien…

— Dix millions, interrompit d’Artagnan.

— Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, n’est assez riche pour acheter Vaux deux millions et l’entretenir comme il est ; nul ne le pourrait, nul ne le saurait.

— Dame ! fit d’Artagnan, en tout cas, un million…

— Eh bien ?

— Ce n’est pas la misère.

— C’est bien près, mon cher Monsieur.

— Comment ?

— Oh ! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez.

Et Fouquet accompagna ces mots d’un inexprimable mouvement d’épaules.

— Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché.

— Le roi n’a pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet ; il me la prendra parfaitement bien si elle lui fait plaisir ; voilà pourquoi j’aime mieux qu’elle périsse. Tenez, monsieur d’Artagnan, si le roi n’était pas sous mon toit, je prendrais cette bougie, j’irais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et d’artifices que l’on avait réservées, et je réduirais mon palais en cendres.

— Bah ! fit négligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne brûleriez pas les jardins. C’est ce qu’il y a de mieux chez vous.

— Et puis, reprit sourdement Fouquet, qu’ai-je dit là, mon Dieu ! Brûler Vaux ! détruire mon palais ! Mais Vaux n’est pas à moi, mais ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme jouissance, à celui qui les a payées, c’est vrai ; mais, comme durée, elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Le Brun ; Vaux est à Le Nôtre ; Vaux est à Pélisson, à Levau, à La Fontaine ; Vaux est à Molière, qui y a fait jouer les Fâcheux, Vaux est à la postérité, enfin. Vous voyez bien, monsieur d’Artagnan, que je n’ai plus ma maison à moi.

— À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà une idée que j’aime, et je reconnais là M. Fouquet. Cette idée m’éloigne du bonhomme Broussel, et je n’y reconnais plus les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous êtes ruiné, Monseigneur, prenez bien la chose ; vous aussi, mordious ! vous appartenez à la postérité et vous