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CCXXV

L’OMBRE DE M. FOUQUET


D’Artagnan, tout lourd encore de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le roi, se demandait s’il était bien dans son bon sens ; si la scène se passait bien à Vaux ; si lui, d’Artagnan, était bien le capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le propriétaire du château dans lequel Louis XIV venait de recevoir l’hospitalité. Ces réflexions n’étaient pas celles d’un homme ivre. On avait cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de M. le surintendant avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon était homme de sang-froid ; il savait, en touchant son épée d’acier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes occasions.

— Allons, dit-il en quittant l’appartement royal, me voilà jeté tout historiquement dans les destinées du roi et dans celles du ministre ; il sera écrit que M. d’Artagnan, cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des finances de France. Mes descendants, si j’en ai, se feront une renommée avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes s’en sont fait une avec les défroques de ce pauvre maréchal d’Ancre. Il s’agit d’exécuter proprement les volontés du roi. Tout homme saura bien dire à M. Fouquet : « Votre épée, Monsieur ! » mais tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc opérer, pour que M. le surintendant passe de l’extrême faveur à la dernière disgrâce, pour qu’il voie se changer Vaux en un cachot, pour que, après avoir goutté l’encens d’Assuérus, il touche à la potence d’Aman, c’est-à-dire d’Enguerrand de Marigny ?

Ici, le front de d’Artagnan s’assombrit à faire pitié. Le mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi à la mort (car certainement Louis XIV haïssait M. Fouquet), livrer, disons-nous, à la mort celui qu’on venait de breveter galant homme, c’était un véritable cas de conscience.

— Il me semble, se dit d’Artagnan, que, si je ne suis pas un croquant, je ferai savoir à M. Fouquet l’idée du roi à son égard. Mais, si je trahis le secret de mon maître, je suis un perfide et un traître, crime tout à fait prévu par les lois militaires, à telles enseignes que j’ai vu vingt fois, dans les guerres, brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu’un homme d’esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d’adresse. Et maintenant, admettons-nous que j’aie de l’esprit ? C’est contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle consommation, que, s’il m’en reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur !

D’Artagnan se prit la tête dans les mains, s’arracha, bon gré mal gré, quelques poils de moustache, et ajouta :

— Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié ? Pour trois causes : la première, parce qu’il n’est pas aimé de M. Colbert ; la seconde, parce qu’il a voulu aimer mademoiselle de La Vallière ; la troisième, parce que le roi aime M. Colbert et mademoiselle de La Vallière. C’est un homme perdu ! Mais lui mettrai-je le pied sur la tête, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis ? Fi donc ! S’il est dangereux, je l’abattrai ; s’il n’est que persécuté, je verrai ! J’en suis venu à ce point que ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici qu’il ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu d’aller trouver brutalement M. Fouquet, de l’appréhender au corps et de le calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de bonnes façons. On en parlera, d’accord, mais on en parlera bien.

Et d’Artagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son épaule, s’en alla droit chez M. Fouquet, lequel, après les adieux faits aux dames, se préparait à dormir tranquillement sur ses triomphes de la journée.

L’air était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de l’odeur du feu d’artifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés, les fleurs tombaient détachées des guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans s’égrenaient dans les salons.

Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses compliments, le surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il aspirait au repos ; il tombait sur la litière de lauriers amassés depuis tant de jours. On eût dit qu’il courbait sa tête sous le poids de dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette fête.

M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus qu’à moitié mort. Il n’écoutait plus, il ne voyait plus ; son lit l’attirait, le fascinait. Le dieu Morphée, dominateur du dôme, peint par Le Brun, avait étendu sa puissance aux chambres voisines, et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la maison.

M. Fouquet, presque seul, était déjà dans les mains de son valet de chambre, lorsque M. d’Artagnan apparut sur le seuil de son appartement.

D’Artagnan n’avait jamais pu réussir à se vulgariser à la cour : en vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet toujours et partout. C’est le privilège de certaines natures, qui ressemblent en cela aux éclairs ou au tonnerre. Chacun les connaît ; mais leur apparition étonne, et, quand on les sent, la dernière impression est toujours celle qu’on croit avoir été la plus forte.

— Tiens ! M. d’Artagnan ? dit M. Fouquet, dont la manche droite était déjà séparée du corps.

— Pour vous servir, répliqua le mousquetaire.

— Entrez donc, cher monsieur d’Artagnan.

— Merci !

— Venez-vous me faire quelque critique sur la fête ? Vous êtes un esprit ingénieux.

— Oh ! non.

— Est-ce qu’on gêne votre service ?

— Pas du tout.

— Vous êtes mal logé peut-être ?

— À merveille.

— Eh bien, je vous remercie d’être aussi ai-