Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/695

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondit le plus robuste des deux hommes, je vous enlèverai, je vous roulerai dans un manteau, et, si vous y étouffez, ma foi ! ce sera tant pis pour vous.

Et, en disant ces mots, celui qui les disait tira, de dessous ce manteau dont il menaçait le roi, une main que Milon de Crotone eût bien voulu posséder le jour où lui vint cette malheureuse idée de fendre son dernier chêne.

Le roi eut horreur d’une violence ; car il comprenait que ces deux hommes, au pouvoir desquels il se trouvait, ne s’étaient point avancés jusque-là pour reculer, et, par conséquent, pousseraient la chose jusqu’au bout. Il secoua la tête.

— Il paraît que je suis tombé aux mains de deux assassins, dit-il. Marchons !

Aucun des deux hommes ne répondit à cette parole. Celui qui tenait la lampe marcha le premier ; le roi le suivit ; le second masque vint ensuite. On traversa ainsi une galerie longue et sinueuse, diaprée d’autant d’escaliers qu’on en trouve dans les mystérieux et sombres palais d’Anne Radcliff. Tous ces détours, pendant lesquels le roi entendit plusieurs fois des bruits d’eau sur sa tête, aboutirent enfin à un long corridor fermé par une porte de fer. L’homme à la lampe ouvrit cette porte avec des clefs qu’il portait à sa ceinture, où, pendant toute la route, le roi les avait entendues résonner.

Quand cette porte s’ouvrit et donna passage à l’air, Louis reconnut ces senteurs embaumées qui s’exhalent des arbres après les journées chaudes de l’été. Un instant, il s’arrêta hésitant ; mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du souterrain.

— Encore un coup, dit le roi en se retournant vers celui qui venait de se livrer à cet acte audacieux de toucher son souverain, que voulez-vous faire du roi de France ?

— Tâchez d’oublier ce mot-là, répondit l’homme à la lampe d’un ton qui n’admettait pas plus de réplique que les fameux arrêts de Minos.

— Vous devriez être roué pour le mot que vous venez de prononcer, ajouta le géant en éteignant la lumière que lui passait son compagnon ; mais le roi est trop humain.

Louis, à cette menace, fit un mouvement si brusque, que l’on put croire qu’il voulait fuir ; mais la main du géant s’appuya sur son épaule et le fixa à sa place.

— Mais, enfin, où allons-nous ? dit le roi.

— Venez, répondit le premier des deux hommes avec une sorte de respect, et en conduisant son prisonnier vers un carrosse qui semblait attendre.

Ce carrosse était entièrement caché dans les feuillages. Deux chevaux, ayant des entraves aux jambes, étaient attachés, par un licol, aux branches basses d’un grand chêne.

— Montez, dit le même homme en ouvrant la portière du carrosse et en abaissant le marchepied.

Le roi obéit, s’assit au fond de la voiture, dont la portière matelassée et à serrure se ferma à l’instant même sur lui et sur son conducteur. Quant au géant, il coupa les entraves et les liens des chevaux, les attela lui-même et monta sur le siège, qui n’était pas occupé. Aussitôt le carrosse partit au grand trot, gagna la route de Paris, et dans la forêt de Sénart, trouva un relais attaché à des arbres comme les premiers chevaux. L’homme du siège changea d’attelage et continua rapidement sa route vers Paris, où il entra vers trois heures du matin. Le carrosse suivit le faubourg Saint-Antoine, et, après avoir crié à la sentinelle : « Ordre du roi ! » le cocher guida les chevaux dans l’enceinte circulaire de la Bastille, aboutissant à la cour du Gouvernement. Là, les chevaux s’arrêtèrent fumants aux degrés du perron. Un sergent de garde accourut.

— Qu’on éveille M. le gouverneur, dit le cocher d’une voix de tonnerre.

À part cette voix, qu’on eût pu entendre de l’entrée du faubourg Saint-Antoine, tout demeura calme dans le carrosse comme dans le château. Dix minutes après M. de Baisemeaux parut en robe de chambre sur le seuil de sa porte.

— Qu’est-ce encore, demanda-t-il, et que m’amenez-vous là ?

L’homme à la lanterne ouvrit la portière du carrosse et dit deux mots au cocher. Aussitôt celui-ci descendit de son siège, prit un mousqueton qu’il y tenait sous ses pieds, et appuya le canon de l’arme sur la poitrine du prisonnier.

— Et faites feu, s’il parle ! ajouta tout haut l’homme qui descendait de la voiture.

— Bien ! répliqua l’autre sans plus d’observation.

Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degrés, au haut desquels l’attendait le gouverneur.

— Monsieur d’Herblay ! s’écria celui-ci.

— Chut ! dit Aramis. Entrons chez vous.

— Oh ! mon Dieu ! Et quoi donc vous amène à cette heure ?

— Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, répondit tranquillement Aramis. Il paraît que, l’autre jour, vous aviez raison.

— À quel propos ? demanda le gouverneur.

— Mais à propos de cet ordre d’élargissement, cher ami.

— Expliquez-moi cela, Monsieur… non, Monseigneur, dit le gouverneur, suffoqué à la fois et par la surprise et par la terreur.

— C’est bien simple : vous vous souvenez, cher monsieur de Baisemeaux, qu’on vous a envoyé un ordre de mise en liberté ?

— Oui, pour Marchiali.

— Eh bien, n’est-ce pas, nous avons tous cru que c’était pour Marchiali ?

— Sans doute. Cependant, rappelez-vous que, moi, je doutais ; que, moi, je ne voulais pas ; que c’est vous qui m’avez contraint.

— Oh ! quel mot employez-vous là, cher Baisemeaux !… engagé, voilà tout.

— Engagé, oui, engagé à vous le remettre, et que vous l’avez emmené dans votre carrosse.

— Eh bien ! mon cher monsieur de Baisemeaux, c’était une erreur. On l’a reconnue au ministère, de sorte que je vous rapporte un ordre du roi pour mettre en liberté… Seldon, ce pauvre diable d’Écossais, vous savez ?

— Seldon ? Vous êtes sûr, cette fois ?