Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/692

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rible dont tout le monde eût frémi, si chacun avait pu lire dans ce cœur ravagé par les plus sinistres passions. Pour lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. À partir du moment où il eut découvert la sombre vérité, tout disparut, pitié, douceur, religion de l’hospitalité.

Peu s’en fallut que, dans la douleur aiguë qui tordait son cœur, encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri d’alarme et qu’il n’appelât ses gardes autour de lui.

Cette lettre, jetée sur les pas du roi par Colbert, on l’a déjà deviné, c’était celle qui avait disparu avec le grison Tobie à Fontainebleau, après la tentative faite par Fouquet sur le cœur de La Vallière.

Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal ; Colbert voyait la colère et se réjouissait à l’approche de l’orage.

La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche rêverie.

— Qu’avez-vous, sire ? demanda gracieusement le surintendant.

Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort.

— Rien, dit-il.

— J’ai peur que Votre Majesté ne souffre.

— Je souffre, en effet, je vous l’ai déjà dit, Monsieur, mais ce n’est rien.

Et le roi, sans attendre la fin du feu d’artifice, se dirigea vers le château.

Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derrière eux.

Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules.

Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais n’obtint aucune réponse. Il supposa qu’il y avait eu querelle entre Louis et La Vallière dans le parc ; que brouille en était résultée ; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout dévoué à sa rage d’amour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse le boudait. Cette idée suffit à le rassurer ; il eut même un sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir.

Ce n’était pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce service du soir se devait faire en grande étiquette. Le lendemain était le jour du départ. Il fallait bien que les hôtes remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses douze millions.

La seule chose que Louis trouva d’aimable pour Fouquet en le congédiant, ce furent ces paroles :

— Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles ; faites, je vous prie, venir ici M. d’Artagnan.

Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait alors dans ses veines, et il était tout prêt à faire égorger Fouquet, comme son prédécesseur avait fait assassiner le maréchal d’Ancre. Aussi déguisa-t-il l’affreuse résolution sous un de ces sourires royaux qui sont les éclairs des coups d’État.

Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, mais laissa toucher sa main aux lèvres de M. Fouquet.

Cinq minutes après, d’Artagnan, auquel on avait transmis l’ordre royal, entrait dans la chambre de Louis XIV.

Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs, toujours écoutant.

Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps d’arriver jusqu’à son fauteuil.

Il courut à lui.

— Ayez soin, s’écria-t-il, que nul n’entre ici.

— Bien, sire, répliqua le soldat, dont le coup d’œil avait, depuis longtemps, analysé les ravages de cette physionomie.

Et il donna l’ordre à la porte ; puis, revenant vers le roi :

— Il y a du nouveau chez Votre Majesté ? dit-il.

— Combien avez-vous d’hommes ici ? demanda le roi sans répondre autrement à la question qui lui était faite.

— Pourquoi faire, sire ?

— Combien avez-vous d’hommes ? répéta le roi en frappant du pied.

— J’ai les mousquetaires.

— Après ?

— J’ai vingt gardes et treize suisses.

— Combien faut-il de gens pour…

— Pour ?… dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes.

— Pour arrêter M. Fouquet.

D’Artagnan fit un pas en arrière.

— Arrêter M. Fouquet ! dit-il avec éclat.

— Allez-vous dire aussi que c’est impossible ? s’écria le roi avec une rage froide et haineuse.

— Je ne dis jamais qu’une chose soit impossible, répliqua d’Artagnan blessé au vif.

— Eh bien, faites !

D’Artagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la porte.

L’espace à parcourir était court ; il le franchit en six pas. Là, s’arrêtant :

— Pardon, sire, dit-il.

— Quoi ? dit le roi.

— Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre écrit.

— À quel propos ? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit-elle pas ?

— Parce qu’une parole de roi, issue d’un sentiment de colère, peut changer quand le sentiment change.

— Pas de phrases, Monsieur ! vous avez une autre pensée.

— Oh ! j’ai toujours des pensées, moi, et des pensées que les autres n’ont malheureusement pas, répliqua impertinemment d’Artagnan.

Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme, comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur.

— Votre pensée ? s’écria-t-il.

— La voici, sire, répondit d’Artagnan. Vous faites arrêter un homme lorsque vous êtes encore chez lui : c’est de la colère. Quand vous ne serez plus en colère, vous vous repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne répare rien, au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colère.

— A tort de se mettre en colère ! hurla le roi avec frénésie. Est-ce que le roi mon père, est-ce