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un peu Junon. Tout son soin, à lui, était de se garder froid sur la limite de l’extrême dédain ou de la simple admiration.

Mais Fouquet avait prévu tout cela : c’était un de ces hommes qui prévoient tout.

Le roi avait expressément déclaré que, tant qu’il serait chez M. Fouquet, il désirait ne pas soumettre ses repas à l’étiquette, et, par conséquent, dîner avec tout le monde ; mais, par les soins du surintendant, le dîner du roi se trouvait servi à part, si l’on peut s’exprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner, merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce qu’il choisissait d’habitude. Louis n’avait pas d’excuses, lui, le premier appétit de son royaume, pour dire qu’il n’avait pas faim.

M. Fouquet fit bien mieux : il s’était mis à table pour obéir à l’ordre du roi ; mais dès que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-même à servir le roi, pendant que madame la surintendante se tenait derrière le fauteuil de la reine mère. Le dédain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet excès de bonne grâce. La reine mère mangea un biscuit dans du vin de San-Lucar, et le roi mangea de tout en disant à M. Fouquet :

— Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure chère.

Sur quoi, toute la cour se mit à dévorer d’un tel enthousiasme, que l’on eût dit des nuées de sauterelles d’Égypte s’abattant sur les seigles verts.

Cela n’empêcha pas que, après la faim assouvie, le roi ne redevînt triste ; triste en proportion de la belle humeur qu’il avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses courtisans avaient faite à Fouquet.

D’Artagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu’il y parût, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre d’observations qui lui profitèrent.

Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc était illuminé. La lune, d’ailleurs, comme si elle se fût mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses diamants et de son phosphore. La fraîcheur était douce. Les allées étaient ombreuses et sablées si moelleusement, que les pieds s’y plaisaient. Il y eut fête complète ; car le roi trouvant La Vallière au détour d’un bois, lui put serrer la main et dire : « Je vous aime, » sans que nul l’entendît, excepté M. d’Artagnan, qui suivait, et M. Fouquet, qui précédait.

Cette nuit d’enchantements s’avança. Le roi demanda sa chambre. Aussitôt tout fut en mouvement. Les reines passèrent chez elles au son des théorbes et des flûtes. Le roi trouva, en montant, ses mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invités à souper.

D’Artagnan perdit toute défiance. Il était las, il avait bien soupé, et voulait, une fois dans sa vie, jouir d’une fête chez un véritable roi.

— M. Fouquet, disait-il, est mon homme.

On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs. C’était la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce qu’il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C’était une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans l’autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voilà ce qu’il avait donné pour pendants à ses gracieux tableaux.

Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi d’un frisson. Fouquet en demanda la cause.

— J’ai sommeil, répliqua Louis assez pâle.

— Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ ?

— Non, j’ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu’on prévienne M. Colbert.

Fouquet s’inclina et sortit.


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À GASCON, GASCON ET DEMI


D’Artagnan n’avait pas perdu de temps ; ce n’était pas dans ses habitudes. Après s’être informé d’Aramis, il avait couru jusqu’à ce qu’il l’eût rencontré. Or, Aramis, une fois le roi entré dans Vaux, s’était retiré dans sa chambre, méditant sans doute encore quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majesté.

D’Artagnan se fit annoncer et trouva au second étage, dans une belle chambre qu’on appelait la chambre bleue, à cause de ses tentures, il trouva, disons-nous, l’évêque de Vannes en compagnie de Porthos et de plusieurs épicuriens modernes.

Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siège ; et, comme on vit généralement que le mousquetaire se réservait sans doute afin d’entretenir secrètement Aramis, les épicuriens prirent congé.

Porthos ne bougea pas. Il est vrai qu’ayant dîné beaucoup, il dormait dans son fauteuil. L’entretien ne fut pas gêné par ce tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et l’on pouvait parler sur cette espèce de basse comme sur une mélopée antique.

D’Artagnan sentit que c’était à lui d’ouvrir la conversation. L’engagement qu’il était venu chercher était rude ; aussi aborda-t-il nettement le sujet.

— Eh bien, nous voici donc à Vaux ? dit-il.

— Mais oui, d’Artagnan. Aimez-vous ce séjour ?

— Beaucoup, et j’aime aussi M. Fouquet.

— N’est-ce pas qu’il est charmant ?

— On ne saurait plus.