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Le prisonnier rougit légèrement, et, sans hésitation, vint passer son bras sous celui d’Aramis.

— Dieu vous ait en sa sainte garde ! dit-il d’une voix qui, par sa fermeté, fit tressaillir le gouverneur, autant que la formule l’avait étonné.

Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit :

— Mon ordre vous gêne-t-il ? craignez-vous qu’on ne le trouve chez vous, si l’on venait à y fouiller ?

— Je désire le garder, Monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le trouvait chez moi, ce serait un signe certain que je serais perdu, et, en ce cas, vous seriez pour moi un puissant et dernier auxiliaire.

— Étant votre complice, voulez-vous dire ? répondit Aramis en haussant les épaules. Adieu, Baisemeaux ! dit-il.

Les chevaux attendaient, ébranlant le carrosse dans leur impatience.

Baisemeaux conduisit l’évêque jusqu’au bas du perron.

Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse, y monta ensuite, et, sans donner d’autre ordre au cocher :

— Allez ! dit-il.

La voiture roula bruyamment sur le pavé des cours. Un officier, portant un flambeau, devançait les chevaux, et donnait à chaque corps de garde l’ordre de laisser passer.

Pendant le temps que l’on mit à ouvrir toutes les barrières, Aramis ne respira point, et l’on eût pu entendre son cœur battre contre les parois de sa poitrine.

Le prisonnier, plongé dans un angle du carrosse, ne donnait pas non plus signe d’existence.

Enfin, un soubresaut, plus fort que les autres, annonça que le dernier ruisseau était franchi. Derrière le carrosse se referma la dernière porte, celle de la rue Saint-Antoine. Plus de murs à droite ni à gauche ; le ciel partout, la liberté partout. Les chevaux, tenus en bride par une main vigoureuse, allèrent doucement jusqu’au milieu du faubourg. Là, ils prirent le trot.

Peu à peu, soit qu’il s’échauffassent, soit qu’on les poussât, ils gagnèrent en rapidité, et, une fois à Bercy, le carrosse semblait voler, tant l’ardeur des coursiers était grande. Ces chevaux coururent ainsi jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges, où le relais était préparé. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux, entraînèrent la voiture dans la direction de Melun, et s’arrêtèrent un moment au milieu de la forêt de Sénart. L’ordre sans doute, avait été donné d’avance au postillon, car Aramis n’eut pas même besoin de faire un signe.

— Qu’y a-t-il ? demanda le prisonnier, comme s’il sortait d’un long rêve.

— Il y a, Monseigneur, dit Aramis, qu’avant d’aller plus loin, nous avons besoin de causer, Votre Altesse Royale et moi.

— J’attendrai l’occasion, Monsieur, répondit le jeune prince.

— Elle ne saurait être meilleure, Monseigneur : nous voici au milieu du bois, nul ne peut nous entendre.

— Et le postillon ?

— Le postillon de ce relais est sourd et muet, Monseigneur.

— Je suis à vous, monsieur d’Herblay.

— Vous plaît-il de rester dans cette voiture ?

— Oui, nous sommes bien assis, et j’aime cette voiture ; c’est celle qui m’a rendu à la liberté.

— Attendez, Monseigneur… Encore une précaution à prendre.

— Laquelle ?

— Nous sommes ici sur le grand chemin ; il peut passer des cavaliers ou des carrosses voyageant comme nous, et qui, à nous voir arrêtés, nous croiraient dans un embarras. Évitons des offres de services qui nous gêneraient.

— Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allée latérale.

— C’est précisément ce que je voulais faire, Monseigneur.

Aramis fit un signe au muet, qu’il toucha. Celui-ci mit pied à terre, prit les deux premiers chevaux par la bride, et les entraîna dans les bruyères veloutées, sur l’herbe moussue d’une allée sinueuse, au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les nuages formaient un rideau plus noir que des taches d’encre.

Cela fait, l’homme se coucha sur un talus, près de ses chevaux, qui arrachaient de droite et de gauche les jeunes pousses de la glandée.

— Je vous écoute, dit le jeune prince à Aramis ; mais que faites-vous là ?

— Je désarme des pistolets dont nous n’avons plus besoin, Monseigneur.


CCXV

LE TENTATEUR


— Mon prince, dit Aramis en se tournant, dans le carrosse, du côté de son compagnon, si faible créature que je sois, si médiocre d’esprit, si inférieur dans l’ordre des êtres pensants, jamais il ne m’est arrivé de m’entretenir avec un homme, sans pénétrer sa pensée au travers de ce masque vivant jeté sur notre intelligence, afin d’en retenir la manifestation. Mais ce soir, dans l’ombre où nous sommes, dans la réserve où je vous vois, je ne pourrai rien lire sur vos traits, quelque chose me dit que j’aurai de la peine à vous arracher une parole sincère. Je vous supplie donc, non pas par amour pour moi, car les sujets ne doivent peser rien dans la balance que tiennent les princes, mais pour l’amour de vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes inflexions, qui, dans les graves circonstances où nous sommes engagés, auront chacune leur sens et leur valeur, aussi importantes que jamais il s’en prononça dans le monde.

— J’écoute, répéta le jeune prince avec décision, sans rien ambitionner, sans rien craindre de ce que vous m’allez dire.

Et il s’enfonça plus profondément encore dans