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— Ah ! les Fâcheux, c’est cela ; oui, je me souviens. Eh bien, j’avais imaginé qu’un prologue ferait très-bien à votre divertissement.

— Sans doute, cela irait à merveille.

— Ah ! vous êtes de mon avis ?

— J’en suis si bien, que je vous avais prié de le faire, ce prologue.

— Vous m’avez prié de le faire, moi ?

— Oui, vous ; et même, sur votre refus, je vous ai prié de le demander à Pélisson, qui le fait en ce moment.

— Ah ! c’est donc cela que fait Pélisson ? Ma foi ! mon cher Molière, vous pourriez bien avoir raison quelquefois.

— Quand cela ?

— Quand vous dites que je suis distrait. C’est un vilain défaut ; je m’en corrigerai, et je vais vous faire votre prologue.

— Mais puisque c’est Pélisson qui le fait !

— C’est juste ! Ah ! double brute que je suis ! Loret a eu bien raison de dire que j’étais un faquin !

— Ce n’est pas Loret qui l’a dit, mon ami.

— Eh bien, celui qui l’a dit, peu m’importe lequel ! Ainsi, votre divertissement s’appelle les Fâcheux. Eh bien, est-ce que vous ne feriez pas rimer heureux avec fâcheux ?

— À la rigueur, oui.

— Et même avec capricieux ?

— Oh ! non, cette fois, non !

— Ce serait hasardé, n’est-ce pas ? Mais, enfin, pourquoi serait-ce hasardé ?

— Parce que la désinence est trop différente.

— Je supposais, moi, dit La Fontaine en quittant Molière pour aller trouver Loret, je supposais…

— Que supposiez-vous ? dit Loret au milieu d’une phrase. Voyons, dites vite.

— C’est vous qui faites le prologue des Fâcheux, n’est-ce pas ?

— Eh ! non, mordieu ! c’est Pélisson !

— Ah ! c’est Pélisson ! s’écria La Fontaine, qui alla trouver Pélisson. Je supposais, continua-t-il, que la nymphe de Vaux…

— Ah ! jolie ! s’écria Loret. La nymphe de Vaux ! Merci, La Fontaine ; vous venez de me donner les deux derniers vers de ma gazette.


Et l’on vit la nymphe de Vaux
Donner le prix à leurs travaux.


— À la bonne heure ! voilà qui est rimé, dit Pélisson : si vous rimiez comme cela, La Fontaine, à la bonne heure !

— Mais il paraît que je rime comme cela, puisque Loret dit que c’est moi qui lui ai donné les deux vers qu’il vient de dire.

— Eh bien, si vous rimez comme cela, voyons, dites, de quelle façon commenceriez-vous mon prologue ?

– Je dirais, par exemple : Ô nymphe… qui… Après qui, je mettrais un verbe à la deuxième personne du pluriel du présent de l’indicatif, et je continuerais ainsi : cette grotte profonde.

— Mais le verbe, le verbe ? demanda Pélisson.

Pour venir admirer le plus grand roi du monde, continua La Fontaine.

— Mais le verbe, le verbe ? insista obstinément Pélisson. Cette seconde personne du pluriel du présent de l’indicatif ?

— Eh bien : quittez.


O nymphe qui quittez cette grotte profonde
Pour venir admirer le plus grand roi du monde.


— Vous mettriez : qui quittez, vous ?

— Pourquoi pas ?

Qui… qui !

— Ah ! mon cher, fit La Fontaine, vous êtes horriblement pédant !

— Sans compter, dit Molière, que, dans le second vers, venir admirer est faible, mon cher La Fontaine.

— Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin, comme vous disiez.

— Je n’ai jamais dit cela.

— Comme disait Loret, alors.

— Ce n’est pas Loret non plus ; c’est Pélisson.

— Eh bien, Pélisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fâche surtout, mon cher Molière, c’est que je crois que nous n’aurons pas nos habits d’épicuriens.

— Vous comptiez sur le vôtre pour la fête ?

— Oui, pour la fête, et puis pour après la fête. Ma femme de ménage m’a prévenu que le mien était un peu mûr.

— Diable ! votre femme de ménage a raison : il est plus que mûr !

— Ah ! voyez-vous, reprit La Fontaine, c’est que je l’ai oublié à terre dans mon cabinet, et ma chatte…

— Eh bien, votre chatte ?

— Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui l’a un peu fané.

Molière éclata de rire. Pélisson et Loret suivirent son exemple.

En ce moment, l’évêque de Vannes parut, tenant sous son bras un rouleau de plans et de parchemins.

Comme si l’ange de la mort eût glacé toutes les imaginations folles et rieuses, comme si cette figure pâle eût effarouché les grâces auxquelles sacrifiait Xénocrate, le silence s’établit aussitôt dans l’atelier, et chacun reprit son sang-froid et sa plume.

Aramis distribua des billets d’invitation aux assistants, et leur adressa des remercîments de la part de M. Fouquet. Le surintendant, disait-il, retenu dans son cabinet par le travail, ne pouvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de leur travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son travail de la nuit.

À ces mots, on vit tous les fronts s’abaisser. La Fontaine lui-même se mit à une table et fit courir sur le vélin une plume rapide ; Pélisson remit au net son prologue ; Molière donna cinquante vers nouvellement crayonnés que lui avait inspirés sa visite chez Percerin ; Loret, son article sur les fêtes merveilleuses qu’il prophétisait, et Aramis, chargé de butin comme le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux ornements de pourpre et d’or, rentra dans son ap-