Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/661

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— À merveille, mon ami. Et sa méthode, à ce M. Molière ?

— La voici. Au lieu de me démembrer comme font tous ces bélîtres, de me faire courber les reins, de me faire plier les articulations, toutes pratiques déshonorantes et basses…

D’Artagnan fit un signe approbatif de la tête.

— « Monsieur, m’a-t-il dit, un galant homme doit se mesurer lui-même. Faites-moi le plaisir de vous approcher de ce miroir. » Alors je me suis approché du miroir. Je dois avouer que je ne comprenais pas parfaitement ce que ce brave M. Volière voulait de moi.

— Molière.

— Ah ! oui, Molière, Molière. Et, comme la peur d’être mesuré me tenait toujours : « Prenez garde, lui ai-je dit, à ce que vous m’allez faire ; je suis fort chatouilleux, je vous en préviens. » Mais lui, de sa voix douce (car c’est un garçon courtois, mon ami, il faut en convenir), mais lui, de sa voix douce : « Monsieur, dit-il, pour que l’habit aille bien, il faut qu’il soit fait à votre image. Votre image est exactement réfléchie par le miroir. Nous allons prendre mesure sur votre image. »

— En effet, dit d’Artagnan, vous vous voyiez au miroir ; mais comment a-t-on trouvé un miroir où vous pussiez vous voir tout entier ?

— Mon cher, c’est le propre miroir où le roi se regarde.

— Oui ; mais le roi a un pied et demi de moins que vous.

— Eh bien, je ne sais pas comment cela se fait, c’était sans doute une manière de flatter le roi, mais le miroir était trop grand pour moi. Il est vrai que sa hauteur était faite de trois glaces de Venise superposées et sa largeur des mêmes glaces juxtaposées.

— Oh ! mon ami, les admirables mots que vous possédez là ! où diable en avez-vous fait collection ?

— À Belle-Isle. Aramis les expliquait à l’architecte.

— Ah ! très-bien ! Revenons à la glace, cher ami.

— Alors, ce brave M. Volière…

— Molière.

— Oui, Molière, c’est juste. Vous allez voir, mon cher ami, que voilà maintenant que je vais trop me souvenir de son nom. Ce brave M. Molière se mit donc à tracer avec un peu de blanc d’Espagne des lignes sur le miroir, le tout en suivant le dessin de mes bras et de mes épaules, et cela tout en professant cette maxime que je trouvai admirable : « Il faut qu’un habit ne gêne pas celui qui le porte. »

— En effet, dit d’Artagnan, voilà une belle maxime, qui n’est pas toujours mise en pratique.

— C’est pour cela que je la trouvai d’autant plus étonnante, surtout lorsqu’il la développa.

— Ah ! il développa cette maxime ?

— Parbleu !

— Voyons le développement.

— « Attendu, continua-t-il, que l’on peut, dans une circonstance difficile, ou dans une situation gênante, avoir son habit sur l’épaule, et désirer ne pas ôter son habit. »

— C’est vrai, dit d’Artagnan.

« — Ainsi, continua M. Volière…

— Molière !

— Molière, oui. « Ainsi, continua M. Molière, vous avez besoin de tirer l’épée, et vous avez votre habit sur le dos. Comment faites-vous ?

« – Je l’ôte, répondis-je.

« – Eh bien, non, répondit-il à son tour.

« – Comment ! non ?

« – Je dis qu’il faut que l’habit soit si bien fait, qu’il ne vous gêne aucunement, même pour tirer l’épée.

« – Ah ! ah !

« – Mettez-vous en garde, » poursuivit-il. J’y tombai avec un si merveilleux aplomb, que deux carreaux de la fenêtre en sautèrent. « Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, restez comme cela. » Je levai le bras gauche en l’air, l’avant-bras plié gracieusement, la manchette rabattue et le poignet circonflexe, tandis que le bras droit à demi étendu garantissait la ceinture avec le coude, et la poitrine avec le poignet.

— Oui, dit d’Artagnan, la vraie garde, la garde académique.

— Vous avez dit le mot, cher ami. Pendant ce temps, Volière…

— Molière !

— Tenez, décidément, mon cher ami, j’aime mieux l’appeler… Comment avez-vous dit son autre nom ?

— Poquelin.

— J’aime mieux l’appeler Poquelin.

— Et comment vous souviendrez-vous mieux de ce nom que de l’autre ?

— Vous comprenez… il s’appelle Poquelin, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je me rappellerai madame Coquenard.

— Bon.

— Je changerai Coque en Poque, nard en lin, et au lieu de Coquenard, j’aurai Poquelin.

— C’est merveilleux ! s’écria d’Artagnan abasourdi… Allez, mon ami, je vous écoute avec admiration.

— Ce Coquelin esquissa donc mon bras sur le miroir.

— Poquelin. Pardon.

— Comment ai-je donc dit ?

— Vous avez dit Coquelin.

— Ah ! c’est juste. Ce Poquelin esquissa donc mon bras sur le miroir ; mais il y mit le temps ; il me regardait beaucoup ; le fait est que j’étais très-beau. « Cela vous fatigue ? demanda-t-il. – Un peu, répondis-je en pliant sur les jarrets ; cependant je peux tenir encore une heure. – Non, non, je ne le souffrirai pas ! Nous avons ici des garçons complaisants qui se feront un devoir de vous soutenir les bras, comme autrefois on soutenait ceux des prophètes quand ils invoquaient le Seigneur. – Très-bien ! répondis-je. – Cela ne vous humiliera pas ? — Mon ami, lui dis-je, il y a, je le crois, une grande différence entre être soutenu et être mesuré. »

— La distinction est pleine de sens, interrompit d’Artagnan.

— Alors, continua Porthos, il fit un signe ; deux garçons s’approchèrent : l’un me soutint